Numéro 4 - Retour au sommaire

Pourquoi ce bateau ?

Ecrit par Noé Debré, Scénariste - Illustration : Raphaëlle Elalouf

ÉPISODE 2

On raconte que le vol Paris-Tel-Aviv fait office de punition pour le personnel de bord d’Air France n’ayant pas donné satisfaction. Simon, assis depuis trois heures devant le petit Yoni et sa sœur Simha, ressasse cette légende malheureusement trop vraisemblable. Trois heures qu’il endure les hurlements des petits sans que leur mère, en doudoune et brushing, ni son orthodontiste de mari s’en émeuvent. À la droite de Simon, Corinne, 65 ans, lui a exhibé des photos de Tsipora, sa nièce de Créteil qui suit des études de comptabilité et cherche à rencontrer quelqu’un. Derrière, l’orthodontiste parle inutilement fort, pris d’enthousiasme au récit d’un montage financier immobilier, n’épargnant aucun détail sur la niche fiscale dont il a su hardiment se prévaloir. À vrai dire, rien n’indique que ce type soit orthodontiste, à part un préjugé aux relents racistes de Simon. À l’atterrissage, l’air chaud semble peser des tonnes. Simon passe à côté de la mézouza géante accrochée à la porte du hall d’arrivée de Ben Gourion. Il l’avait oubliée. Ça fait six ans que Simon n’est pas revenu en Israël. À l’époque, Netanyahu était toujours Premier ministre.

« Why don’t you come live here in Israel ? » Il aura fallu exactement six minutes au chauffeur de taxi pour ouvrir les hostilités. Chemisette blanche ouverte sur son torse velu, kippa en équilibre miraculeux sur son crâne chauve, l’œil torve qui vous fixe dans le rétroviseur. Simon hésite à se lancer. Les Juifs, la France, tout comme individus rien comme nation, Bernard Lazare, Léon Blum, Mendès France... L’élégie deux fois centenaire du Juif français, amant mille fois trompé qui veut toujours croire à l’amour de sa maîtresse. Simon redoute la riposte. Affaire Dreyfus, Collaboration, Dieudonné, Merah. Si le type est bien documenté, ça peut tourner à son avantage. Devant son silence, l’autre relance : « Too many Arabs in France ! » Quatre heures trente de vol et le voilà de retour avec Tonton André. Comme avec son oncle, Simon se contente de maugréer quelques mots inintelligibles et tourne les yeux vers la fenêtre.

Au loin, des tours d’habitation flambant neuves se dressent par dizaine, comme une ville nouvelle chinoise. Tout le confort moderne. Simon avait aimé Israël. Pendant la seconde Intifada, il avait défendu pied à pied dans la cour du lycée ce petit pays assiégé. Il récitait l’argumentaire appris par cœur pour contrer les attaques approximatives des apprentis gauchistes en keffieh. Le CRIF et les instances communautaires formaient chaque adolescent à devenir le porte-voix de la cause sioniste – tout en dénonçant par ailleurs « l’importation du conflit ». Simon, bon petit soldat, était scandalisé de voir ses frères israéliens être les victimes des campagnes de désinformation de l’audiovisuel public français et en premier lieu de l’infâme Charles Enderlin, dont la rumeur raconte qu’il était aux E.I. de Metz. Ces Lorrains sont décidément capables de toutes les avanies.

Et puis l’intensité de la flamme avait baissé. La montée de l’antisémitisme en France était devenue l’argument marketing phare de l’Agence juive, qui n’hésitait pas à lancer de grandes opérations discounts de départ en Terre promise, à grand renfort de charters et de raccourcis historiques à l’emporte-pièce. De fait, la demande de plus en plus pressante était faite aux Juifs de choisir leur réelle allégeance.

Le ressentiment de Simon vis-à-vis des Français émigrés en Israël s’était accru au fil des statuts Facebook et commentaires qui fleurissaient suite aux attaques antisémites à Toulouse, Paris et ailleurs. Chaque graffiti sur une vitrine de restaurant casher devenait l’occasion pour eux de se réjouir d’avoir fait le bon choix. Les nouveaux Israéliens expliquaient, la main sur le cœur, que bien qu’ils aimaient la France, ils ne la reconnaissaient plus. Le message était clair : ils avaient bien fait de partir et les autres feraient mieux de les suivre rapidement.

Curieusement, jamais un Juif ne se réjouissait publiquement d’être resté en France quand un Israélien se faisait poignarder dans un Abribus.

Le taxi dépose Simon devant chez Eyal, son cousin israélien. Toute son adolescence, Simon avait eu le sentiment d’être encore un enfant tandis qu’Eyal, avec ses muscles saillants sous son débardeur et ses beaux yeux vert délavé, était déjà un homme. Son passage à l’armée avait évidemment aggravé le contraste. Quand ils avaient 20 ans, Simon ne se rasait qu’une fois par mois tandis qu’Eyal arborait nonchalamment son M16 sous le bras en traînant au centre commercial. Et puis, dix ans ont passé et les rôles semblent s’être inversés. Simon découvre Eyal en claquettes qui fume des joints sur sa terrasse. Quand il lui demande ce qu’il fait dans la vie, la réponse est confuse, des études, des petits boulots, des voyages...

« En Israël, être ashkénaze, c’est devenu une insulte. Ashkénaze, ça veut dire de gauche et intellectuel. Tout ce que les gens détestent. » La nuit a progressé, Eyal soliloque dans un nuage de can-nabis thérapeutique. Il parle de Tel-Aviv comme d’un Massada de la gauche, assiégé par une armée toujours plus nombreuse et féroce de religieux et de mizrahi. Sa copine Yahel toise Simon depuis qu’elle est arrivée vingt minutes plus tôt. Le visage fermé. Simon n’arrive pas à savoir si elle est de mauvaise humeur ou juste israélienne. Et puis ça finit par sortir : Yahel déteste les Français. Elle a été serveuse à la plage Frishman pendant deux ans et ne s’en est visiblement jamais remise. Elle dégage cette hostilité teintée d’ironie qui fait le charme des autochtones. Yahel fulmine dans un anglais accidenté au sujet de ces nouveaux arrivants malpolis et bruyants, venus remplir les yeshivot, coloniser le front de mer et bourrer les urnes pour le Likoud. Elle parle de ceux qui s’enrichissent en vendant des faux diamants sur Internet ou en manipulant la taxe sur la valeur ajoutée. Yahel et Eyal parlent de partir vivre à Berlin ou à Athènes. L’ironie historique de ce projet s’évapore dans les volutes de fumée qui ont envahi la terrasse.

Illustration : Raphaëlle Elalouf

Publié le 23/08/2019


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