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Will Eisner, ou l'audace dessinée

Ecrit par Jean-Claude Kuperminc - Directeur de la bibliothèque et des archives de l'AIU

À l’origine de l’une des expériences les plus enrichissantes de la BD américaine, Will Eisner inaugure un code qui sera beaucoup imité : dessiner en dehors des cases traditionnelles, ne pas se limiter à des histoires stéréotypées et oser introduire une dimension autobiographique.

Parmi les amateurs de bande dessinée, le nom de Will Eisner(1917-2005) éveille immédiatement un intérêt passionné. Le créateur du Spirit a marqué l’histoire du genre par sa qualité graphique. Mais le grand public est beaucoup moins attentif à ce nom, bien moins reconnu que Walt Disney, Hergé ou Goscinny. Pourtant, tout au long de sa carrière, Will Eisner a fait preuve d’une audace et d’une inventivité continues.

Né en 1917 à New York, dans une famille de Juifs immigrés d’Autriche-Hongrie et de Roumanie, fasciné par les comics qu’il découvrait dans les journaux qu’il vendait aux coins des rues, Will Eisner crée un des personnages les plus fantastiques de l’histoire de la bande dessinée. Alors que les super-héros débutent leurs aventures, avec en particulier la création de Superman par Siegel et Shuster en1938, Eisner choisit de présenter un personnage classique, un détective comme on en voit dans les romans et les films noirs américains depuis des décennies. Mais son héros, le Spirit, est bien différent : élégant, avec ses beaux costumes, son chapeau et son masque, le Spirit ne brille pas par son intelligence. Il est entouré de comparses qui sont également souvent assez ridicules. L’humour de la série est rehaussé par une prise de risque graphique permise par le talent virtuose d’Eisner. Les angles de plongée et de contre plongée, l’utilisation des ombres et des reliefs, des cadrages hors normes, et surtout un jeu constant sur les lettrages et les bruitages font du Spirit une des expériences les plus enrichissantes de la BD américaine de cette époque classique.

La guerre venant, Eisner est appelé dans l’armée et servira son pays en dessinant dans la presse militaire. Il sera très présent ensuite dans le domaine de la formation professionnelle, tout en continuant à dessiner le Spirit, dont le succès diminue peu à peu. Eisner enseigne la bande dessinée et de nombreux artistes ont démarré grâce à ses conseils et à son inspiration. C’est paradoxalement en Europe qu’Eisner comprend que son art, le 9e, peut être considéré comme une véritable création de l’esprit, alors que, dans l’ambiance américaine, les comics ne sont envisagés que comme des divertissements minables pour adolescents attardés.

Un peu éclipsé par la génération de la contre-culture, avec Robert Crumb et Gilbert Shelton notamment, Eisner décidera, après une longue pause, de revenir au dessin dans les années 1970, Ce sera un retour gagnant. Le Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême, récemment créé, lui décerne son Grand Prix en 1975. Signal d’une renaissance, c’est une véritable révolution qui s’annonce. L’audace de Will Eisner réside donc dans son choix artistique par lequel il introduit un code qui sera beaucoup imité : dessiner en dehors des cases traditionnelles, ne pas se limiter à des histoires stéréotypées, ou à des héros récurrents ; et surtout, il introduit la dimension autobiographique dans le genre. Et pour Will Eisner, petit juif new yorkais, c’est tout naturellement vers les souvenirs de son enfance dans le Brooklyn pauvre, partagé entre les quartiers italien, polonais, irlandais et juif, qu’il se tourne. Le premier essai, A Contract with God publié en 1978, raconte le désespoir d’un homme, Frimme Hersh, un Juif religieux pauvre qui subit la mort de son fils. Indigné, furieux, désespéré, il ira jusqu’à défier Dieu dans un dialogue illustré par des images très puissantes. On est désormais loin des historiettes divertissantes. Grâce à Will Eisner, la BD américaine entre enfin dans l’âge adulte.

Après ce titre, Will Eisner publiera une vingtaine de livres, partagés entre romans graphiques et livres sur la technique de la BD. Les récits autobiographiques nous font partager son enfance, mais Eisner s’intéresse aussi à des sujets plus historiques ou littéraires. Il adapte ainsi Fagin le Juif, réhabilitant le personnage de Oliver Twist de Charles Dickens. Son dernier livre paru, The Plot (le complot en français) sera un reportage sur les traces des Protocoles des sages de Sion, l’infâme brochure censée prouver la domination juive mondiale fabriquée de toutes pièces au temps des tsars , et dont la diffusion se poursuit malheureusement jusqu’à nos jours, Will Eisne rn’aura jamais cessé d’être un grand artiste, un inventeur, et un Juif très conscient et concerné.

Publié le 16/11/2018


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