Numéro 4 - Retour au sommaire

Guimel, le chameau libérateur

Ecrit par Frank Lalou - Calligraphe. Auteur de L’Art de calligraphier l’hébreu et le grec (éd. Trédaniel) et d'Accueillir l’autre, un commentaire du Talmud (éd. Presses du Châtelet).

La pensée hébraïque est une pensée de l’éternel départ. Elle est fondée sur l’ordre donné à Abraham : « Va vers toi-même ! » Cela veut dire que je ne puis me connaître moi-même qu’à travers le mouvement, l’avancée. Cette injonction vient magnifiquement se substituer à l’adage cher à Socrate inscrit sur le fronton du temple de Delphes : Connais-toi toi-même.L’Hébreu ne peut que bouger, partir, quitter, se séparer pour vivre sa nature. Ou plutôt sa non-nature, car l’être est à jamais fuyant. Connais-toi toi-même sous-entend la possibilité de l’être, Va vers toi-même est une mise en abyme de l’être. En cela, l’homme n’est pas différent du Dieu qui se présente au buis-son ardent comme le « Je serai qui Je serai ». La Bible catholique, pourtant traduite à Jérusalem par un collège de savants dominicains qui maîtrisent l’hébreu, perpétue ce mensonge de traducteur en offrant au pauvre lecteur un : « Je suis celui qui est », qui est la pire des idioties. Idiotie entendue dans sa plus stricte signification grecque : qui ne produit que du même. Ce « Je suis celui qui est » accable le croyant de l’Être. La formule Je suis celui qui est méprise la grammaire hébraïque qui interdit tout présent au verbe être. La lettre guimel, le chameau (gamal), dont la racine GML signifie « sevrer », « séparer », nous libère de l’être et du avoir à être. Le Je serai qui Je serai nous offre l’identité du divin et de nous-même puisque Dieu lui-même a à être et doit se construire avec ses demains, comme nous. En allant vers toi-même, tu en es remis à ne jamais te définir, à ne jamais entrer dans un système de croyances qui arrêterait là tes recherches et ton désir d’être au monde.Aller vers toi-même est la clé de tous les changements possibles, de toutes les rédemptions, de tous les pardons. Comment voulez-vous que je pardonne si je fixe l’être ou les actes de l’autre dans un temps suspendu ? L’autre, dans une vision du Connais-toi toi-même, est enfermé dans du prévisible et aucune rémission n’est envisageable. Le grand partage de l’aller vers soi et du Je serai qui je serai affranchit l’âme de toute nécessité de perfection. Un Dieu qui se présente comme à-être accepte de léguer sa part d’inaccompli au monde. La perfection, nous le savons par les dégâts qu’elle a suscités dans l’histoire de l’humanité, est le pire des poisons instillés par les religions depuis leurs origines.

Guimel imprime dans l’hébreu la nécessité du départ. Toute la Bible est une succession de départs constructifs : Abraham quitte son pays, le pays de son père et de ses engendrements, Joseph laisse ses frères assassins pour devenir ministre de Pharaon, Moïse fuit l’Égypte avec tout son peuple pour rencontrer Celui-qui-sera sur les rocs acérés du Sinaï. L’histoire est une série terrible de départs qui a appris aux Juifs à actualiser la présence divine où qu’ils soient sans lacentralité d’un topos, Jérusalem, ou d’un personnage médiateur en l’humain et la transcendance. Quand je pars, j’accepte de me confronter à l’autre, de m’enrichir de l’autre, j’accepte de me voir autre et de me guérir du trop de moi.

La grande révolution de la relation d’Abraham avec la divinité, dont le vecteur de libération n’est autre que le chameau, guimel, est dans cette formule : Lekh Lekha ! Toutes les divinités de l’Ancien Monde assujettissent les hommes par des Viens vers moi ! Sers-moi ! Elles induisent un mouvement centripète. Le Shaddaï  d’Abraham est une énergie centrifuge, elle quitte le centre. Le Shaddaï désire un homme adulte, désire, tels de bons parents, l’autonomie de ses enfants et non des créatures qui viennent picorer dans le creux de sa main.

Les dieux de l’Assyrie sont des dieux de la détermination, de la répétition, de la prévisibilité. L’Adonaï du premier des Hébreux risque même une séparation d’avec ses créatures. Les anciens dieux sont collés au présent, celui d’Abraham regarde le futur.

L’univers entier devient le lieu, Maqom, de la libération. L’autre injonction révélée dans l’Exode, à côté de Lekh, est : Tsé, sors ! C’est en partant et en sortant que le peuple hébreu accomplit son élection. La terrible destruction du Temple pousse Israël à aller vers lui-même, vers l’essence même de l’élection, tout le peuple a « vu de ses oreilles » la face d’Élohim. Il doit témoigner à jamais de la réception (qabalah) de cette lumière. Tsé pousse Israël à sortir de la Terre de Contritionqu’était l’Égypte.

L’éternel débat entre l’alya et la galout, le vivre en Israël ou la diaspora, trouve aussi son harmonie grâce à la sagesse de la pensée hébraïque, la complémentarité des contraires. Pourquoi toujours trancher, être noir ou blanc ? La kabbale, à travers la symbolique de l’Arbre des Séphirot, démontre qu’il est impossible de ne privilégier qu’une part de l’Arbre, Hessed n’est rien sans Gvourah, le Masculin n’est rien sans le féminin. C’est pourquoi au lieu de choisir, acceptons la nécessité de voir le Retour et la Dispersion comme complémentaires, l’un enrichissant l’autre à tout jamais.

La lettre guimel est aussi de la même racine que le mot qui signifie « richesse ». Le chameau gamal est riche, il porte sur lui la bosse de sa richesse, mais, située dans son dos, l’animal n’en est point obsédé. Pour affronter les affres du voyage, le désert que traverse Abraham sur le dos de son chameau, le Sinaï de Moïse, refuge des enfants d’Israël, il faut être riche. Non pas d’or mais de richesses intérieures. La richesse intérieure est le produit de l’éducation, du sein de la mère aux universités, c’est pourquoi, depuis l’Antiquité, les Juifs ont toujours privilégié l’étude et la mémoire. C’est parce qu’ils se savent riches – comme Abraham l’est de la promesse qui lui est faite, la Terre promise, et comme Moïse, riche de la même promesse –, qu’ils peuvent se lancer dans l’aventure du dépaysement.

Publié le 18/08/2019


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