Numéro 4 - Retour au sommaire

Littérature juive, littérature israélienne : Caïn et Abel ?

Ecrit par Gilles Rozier - Écrivain et traducteur de l'hébreu et du yiddish

Entre mélancolie, injonction de construction nationale et foisonnement, comment se situent les littératures juives aujourd’hui ?

Aux États-Unis, librairies ou bibliothèques proposent souvent un rayonnage portant l’indication« Jewish literature ». Mais, dans le contexte français, l’expression « littérature juive » sonne étrangement. La littérature est- elle « juive » dès lors qu’elle est écrite par un écrivain juif ? Et qu’en est-il de la littérature abordant des thématiques juives, ou mettant en scène des héros juifs, quand elle est l’œuvre d’un écrivain non juif ?

Quant à la littérature israélienne, est-elle une littérature juive ? Existe-t-il un fonds commun entre littérature israélienne et littérature juive de diaspora ? Pour ébaucher quelques réponses à ces questions, je me permettrai de m’appuyer sur un échange entre Jean Mattern, Paula Jacques et moi-même, organisé dans le cadre du festival Lettres d’Israël à la Maison de la poésie en septembre 2016 .

Littérature juive de diaspora

L’un des premiers noms qui vient à l’esprit en matière de « littérature juive » est celui du grand écrivain américain Philip Roth, dont l’œuvre est parcourue par l’expérience juive. Pourtant, Philip Roth a toujours refusé d’être qualifié d’écrivain juif. Il se revendiquait écrivain américain. De fait, il l’est, mais sa vision sarcastique de l’Amérique est totalement irriguée d’une sensibilité juive, d’une fragilité, d’une insécurité dues à l’expérience familiale de l’immigration juive, à la sensation d’être juif dans un milieu qui ne l’est pas, à deux mille ans d’histoire juive en diaspora.

Souvent, la littérature juive de diaspora est nourrie par le souci de décrire un monde disparu, comme chez Isaac Bashevis Singer, qui a passionné le monde entier avec des personnages évoluant dans quelques rues du quartier juif de Varsovie, à jamais englouti. Ou Paula Jacques, quand elle revient vers l’Égypte multiculturelle de son enfance, un univers faisant à présent totalement partie de l’histoire mais qui a légué à l’auteure un imaginaire pour le restant de son existence.

Littérature israélienne

La littérature israélienne a connu unegrande évolution depuis ses débuts. Dans la première moitié du XXe siècle, la période pré-étatique, elle fut le fait d’écrivains dont l’hébreu n’était pas la langue maternelle comme Yosef Haim Brenner, Hayim Nahman Bialik, Shmuel Yosef Agnon, Shaul Tchernichovsky. Leurs œuvres dénotent d’une influence indéniable de la littérature juive traditionnelle (la Bible et la Michna dont ils partagent la langue) mais aussi de la littérature russe, yiddish ou allemande. Puis vinrent les « écrivains de l’État » comme Amos Oz ou A. B. Yehoshua, nés dans le pays et souvent élevés exclusive-ment en hébreu. Ceux-ci – tout au moins dans la première partie de leur œuvre – ont semblé répondre à l’injonction idéo- logique de la construction de l’État. Ilsdécrivaient la réalité du nouvel homme hébreu, porté vers l’avenir, pendant que la littérature juive de diaspora continuait à se poser des questions existentielles, non sans humour parfois, sur la perte, le deuil, le destin, le monde non juif dans lequel ces auteurs vivaient et l’incertitude à l’égard de l’avenir (Elie Wiesel, Romain Gary, Albert Cohen).

Entre ces deux pôles, il n’est guère qu’Aharon Appelfeld qui, à l’époque, ait relié les deux littératures, retournant sans cesse à son enfance en Bucovine, à la perte d’un monde, y compris dans ses romans situés en Israël où les personnages sont tous naufragés, décalés. Ce n’est sans doute pas un hasard si Appelfeld a éprouvé le besoin impérieux, pour de-venir écrivain en hébreu, de maîtriser le yiddish et de connaître sa littérature grâce à son mentor l’écrivain yiddish Leïb Rochman, qu’il connut à Jérusalem.

La littérature israélienne contemporaine

De nos jours, la littérature israélienne dénote d’une diversité impressionnante. Alors que l’idéologie sioniste avait tenté d’effectuer une rupture entre l’expérience juive diasporique et la nouvelle réalité israélienne, certains écrivains canoniques de la « génération de l’État » se sont autorisés à « franchir la frontière » : dans Une histoire d’amour et de ténèbres, Amos Oz part à l’exploration de ses racines familiales en Europe orientale ; tout comme A. B. Yehoshua, dans Monsieur Mani, tente de créer un lien entre la vie juive de diaspora et l’Israël contemporain.

Dans la jeune génération, Moshe Sakaldans Yolanda et Orly Castel-Bloomdans Le Roman égyptien partent à la recherche de leurs racines égyptiennes. Dans les dernières années, dépasser les frontières d’Israël inclut également l’expérience contemporaine et pas seu-lement la recherche de racines : dansL’ours qui cache la forêt, Rachel Shalita explore le quotidien d’un groupe d’Israéliens installés en Amérique. Le héros de La maison des ruines, de Ruby Namdar, est professeur de Bible à New York. Le héros de Voyou, d’Itamar Orlev, part pour la Pologne.

Pour d’autres écrivains, comme Alona Kimhi, Zeruya Shalev ou Etgar Keret, ni le projet sioniste ni l’histoire juive ne tiennent une place centrale. Cette libération à l’égard de toute injonction nationale s’accompagne d’une capacité à s’autoriser l’ironie et l’humour. Des sujets sensibles comme l’impact du génocide sont également abordés avec humour dans Les gens indispensables ne meurent jamais d’Amir Gutfreund ou My First Sony de Benny Barbash. En cela, sans doute, peut-on considérer que la littérature israélienne est nettement plus juive qu’elle ne l’avait été depuis quatre ou cinq décennies.

Publié le 06/08/2019


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=137