Numéro 4 - Retour au sommaire

Albert Cohen et le sionisme : leçons d'alors et d'aujourd'hui

Ecrit par Maurice Lugassy - Professeur de Lettres

L’attitude d’Albert Cohen par rapport au sionisme est pour le moins ambivalente. Toutes ses actions vont dans le sens d’une foi indéfectible dans les théories de Ben Gourion et surtout de Weizmann, et nous verrons qu’il a toujours agi pour la création de l’État d’Israël depuis 1925, et ce jusqu’en 1948. Mais, justement, en 1948 il cesse toute action et ne se rendra jamais en Israël. Et cette fois, ses écrits fictionnels nous aideront à mieux comprendre la face sombre du sionisme, selon Albert Cohen.

« La Revue juive »

Son action réelle, sous l’impulsion d’André Spire, l’un des rares sionistes français de cette époque, débutera lorsque Cohen se verra confier par Chaïm Weizmann la création et la direction de « La Revue juive », en 1925. Il s’agit d’une revue littéraire et d’idées avec pour but de diffuser les idées sionistes auprès des intellectuels et de faire accepter par les Israélites le sionisme comme idéologie valable pour tous et pas seulement pour les Juifs victimes de pogroms. Cette revue présente donc des textes de grandes figures juives et non juives, comme Freud, Einstein, ou Martin Buber. Les six numéros seront dirigés par Albert Cohen, lequel livre dans la Déclaration liminaire son point de vue sur le sionisme.
Il voit la création d’un État pour les Juifs comme l’une des solutions à l’antisémitisme. Il rejoint en cela les idées de Theodor Herzl et de Bernard Lazare.
« (...) C’est par la création d’une résidence nationale que pourra être résolu le problème juif dans le monde entier ; et sinon prendre fin, du moins diminuer, l’antisémitisme. Grâce à l’exode des éléments inassimilables, disparaîtra peut-être le principal argument de nos adversaires ; et l’existence d’un foyer reconnu par le droit international permettra aux citoyens français, anglais et tous autres de confession israélite, d’opter plus valablement encore. »
Toutefois, ce nouvel État ne concerne pas tous les Juifs mais uniquement ceux qui ne se sentent pas heureux dans leur pays :
« Nous nous intéresserons avec d’autant plus de sympathie au sionisme qu’il ne demande pas aux Juifs fixés et heureux de quitter leur pays d’adoption. Il leur demande d’être des amis, des alliés du sionisme. Il porte secours, il donne une vie saine à ceux de nos frères moins privilégiés qui n’ont pu être incorporés aux nations sur le territoire desquelles ils vivent. Il ne nous demande pas l’exode, mais notre seule sympathie. »
Et c’est là un élément fondamental du sionisme d’Albert Cohen et de la relation qu’il envisage entre le futur État et la diaspora juive : Israël est nécessaire en tant que refuge, en tant que fierté, mais tous ne sont pas appelés à y vivre. Il participe de ce que certains nomment un « sionisme humaniste » : un sionisme dont la fonction première est de protéger les Juifs en butte aux persécutions dans leur pays. Pour Cohen, la relation est simple : les Juifs bien installés en diaspora doivent aider les Juifs malheureux, et pour cela il leur faut un État fort et juste, l’État d’Israël.
Au bout d’une année et de six numéros, « La Revue juive » cesse d’exister mais l’action d’Albert Cohen continue. Tout d’abord, dans ses œuvres, en particulier Solal, paru en 1930, et dans l’écriture de son chef-d’œuvre, parachevé en 1968, Belle du Seigneur. Nous y reviendrons.

La légion juive

Albert Cohen reprend du service en mai 1939. Weizmann, donc l’Agence juive pour la Palestine, lui confie la tâche de créer une légion juive. L’idée est simple en apparence : recruter les Juifs étrangersrésidant en France au sein d’un groupespécifique, en dehors de la Légion étrangère. L’échange de lettres entre le dirigeant sioniste et le romancier, en particulier durant l’été 1939, montre à la fois les avancées effectuées par Cohen auprès des autorités militaires et politiques et les buts recherchés. Le but officiel, comme l’écrit Albert Cohen à un général français, est « de servir, en tant que Juifs, un pays envers lequel la collectivité israélite a une si grande dette de reconnaissance, et de lutter, en tant que Juifs, contre un régime antisémite ». Il rapporte d’ailleursun message de Gamzon relatant une demande de jeunes Juifs étrangers d’intégrer un groupe armé en France. Et le but caché est à lire dans les lettres de Weizmann à d’autres dirigeants juifs : la constitution d’un groupe d’hommes entraînés, formés, et aptes à aller se battre dans la Palestine mandataire, contre les Britanniques et autres forces hostiles. Et c’est exactement ce que feront certaines organisations juives de résistance, l’Armée juive et les Éclaireurs israélites de France, pour ne citer qu’eux. Mais les efforts d’Albert Cohen seront condamnés par une lettre sans appel rappelant que les étrangers désirant se battre pour laFrance doivent intégrer la Légion étrangère, et rien d’autre.
Toutefois, là encore, la vision d’Albert Cohen se révèle éclairante pour notre époque : il faut redonner la fierté due aux Juifs, même par les armes. Et cette fierté passe aussi par la réalisation d’un État fixe, d’un refuge créé par les Juifs, tenu par les Juifs et soutenu militairement par les Juifs. Or, cette idée peut sembler étonnante aux lecteurs assidus de l’œuvre de Cohen, alors que Solal et Mangeclous ne cessent de dévaloriser la force brutale du « gorille ». Albert Cohen n’a jamais été un pacifiste naïf et le rôle de chaque Juif est de soutenir son co-religionnaire, en diaspora par une aide active, en Palestine mandataire par la construction d’un nouvel ethos juif, basé sur la force, qu’elle soit physique, pour assécher les marais, ou armée, pour se défendre.
Et c’est là que la fiction révèle un autre aspect du sionisme et de la complémentarité entre diaspora et Yishouv.

Quand la fiction dit sa vérité

Dans Solal, réside un épisode étonnant durant lequel les Valeureux se rendent en Palestine, à Kfar Saltiel, créé en hommage à l’un d’entre eux. Mangeclous, Mattathias, Salomon et Saltiel sont rejoints par Gamaliel, le père de Solal et son garde, Michaël. Le petit monde de Céphalonie se voit donc reconstitué dans ce village juif en Palestine. Or, ils subissent régulièrement des attaques des Arabes, et, étonnamment, les deux personnages les plus positifs dans leur bonté et leurhumanité, Salomon et Saltiel, meurent sous les coups arabes. Même si nous avons affaire à de la fiction, ma conviction est qu’elle sert à Albert Cohen à exprimer son véritable point de vue sur l’entreprise sioniste des années 1920, avant le nazisme. Il exprime en particulier par la bouche de Mangeclous ce que l’écrivain n’a pas le droit de dire en tant que membre de l’Agence juive pour la Palestine. Et ce message me semble clair : la « Polakstine », comme l’a sur-nommée Mangeclous, n’est pas pour eux, enfants de Céphalonie. Il est trop dur d’y travailler et « pour tout dire, il y a trop d’Arabes par ici et ce n’est pas hygiénique pour ma santé ». Loin d’un eutopie bénéfique, le sionisme devient un projet périlleux, dans lequel la violence se révèle nécessaire.
Il faut se battre et on peut mourir. De ce fait, la Palestine mandataire apparaît comme un refuge, cer- tes, mais comme l’ultime solution, lorsque rien d’autre n’existe. La mort des personnages et le renoncement des survivants montrent l’échec d’un sionisme mal pensé, mal préparé et surtout lorsque le pays d’origine se révèle moins traumatisant, dans ce « beau malheur » d’être juif. À distance, les Valeureux ne cesseront d’aimer leurs coreligionnaires de Palestine, ne cesseront de les aider par des quêtes et des dons en argent.Mais ils choisissent la diaspora, car ils se sentent, dans ces années 1920, préservés, presque éternels.

Albert Cohen, après 1948

Et pour conclure, c’est exactement l’attitude choisie par Albert Cohen. Paradoxalement, jamais il ne se rendra dans le Foyer national juif ni en Israël. Il n’en a jamais expliqué les raisons, alors que les dernières pages de son œuvre et de sa vie, Carnets 1978 et Ô vous, frères humains, recèlent de magnifiques passages en hommage au jeune État hébreu et à ceux qui l’ont construit et qui y vivent. Mais ces pages n’évoquent pas le « beau malheur » d’être israélien, c’est-à-dire la nécessité de la force armée. Albert Cohen aura œuvré aussi depuis Londres, auprès du général de Gaulle, pour faire reconnaître l’importance d’un futur État juif, puis depuis les instances internationales pour les apatrides, majoritairement les survivants des camps nazis. Il se battit toute sa vie pour l’idée d’Israël mais sa réalité se révèle non pas décevante mais insuffisante, pour lui et pour ses personnages préférés. La promesse initiale a laissé place, dès les années 1920, à une réalité autrement plus complexe. Pour lui, la diaspora doit continuer d’exister afin de soutenir cet État refuge. Comme le petit Albert, dans Ô vous, frères humains, qui s’est reconstitué une France miniature avec quelques symboles, Albert Cohen, dans son œuvre et dans sa vie, a préféré préserver son Israël idéal, avec amour, et prolonger ainsi l’utopie.

Publié le 30/07/2019


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=136