Même s’il ne lui est pas redevable de tout, Élie Wiesel doit beaucoup de sa formation intellectuelle et spirituelle à sa rencontre, à son retour des camps, avec le mystérieux Chouchani. Cet énigmatique génie lui délivre également des éléments de réflexion sur le sionisme qu’il avait viscéral.
Le terreau de création d’Élie Wiesel plonge dans son enfance à Sighet, ville des Carpates disputée entre la Roumanie et la Hongrie. Le milieudans lequel grandit Éliezer est celui dushtetl, la bourgade juive traditionnelle marquée par le piétisme juif, le hassidisme. Dans les environs de Sighet où son grand-père Dodye Feig, qui a connu le premier rabbi de Vichnitz, possède une petite ferme, l’orthodoxie se main-tient, inchangée depuis le XIXe siècle. Le petit Wiesel est ainsi lié à la dynastie des Vichnitz, mouvement hassidique connu notamment pour la ferveur de ses chants. Son amour pour le Talmud, les airs religieux et les contes hassidiques bercent son enfance. La vie d’Éliezer et de ses trois sœurs, Sarah, Hilda et Tsiporah, est rythmée par le shabbat et les fêtes. Le yiddish domine, mais on parle également l’allemand, le roumain et le hongrois à la maison. On y apprend aussi l’hébreu ainsi que les matières pro-fanes. C’est avec le fils d’un marchand de pastèques, Yerahmiel Mermelstein, sioniste exalté, que le seul garçon de la famille s’initie à l’hébreu. Il existe un intérêt pour le sionisme chez les Wiesel, impulsé par le père, Shlomo. Il faut dire que les adeptes du sionisme religieux étaient nombreux à Sighet (Mizrahi , Tseirey Agudas Yisroel...). Sa mère rêve d’en faire un « doctor rabbiner », un rab-bin avec un doctorat en poche. Après avoir fréquenté le heder, puis la yeshiva, le petit Wiesel s’enthousiasme, avec un groupe d’amis, pour la kabbale, une passion qui ne le quittera plus. Mais, à une date tardive de la Seconde Guerre mondiale, ce monde se déchire brutalement avec les premières déportations de Juifs hongrois. La famille Wiesel n’y échappe pas. Seuls Éliezer et ses deux sœurs aînées reviendront de l’horreur. L’adolescent fera partie des enfants de Buchenwald accueillis en France à la Libération.
Deux rencontres décisives marquent cette période de formation. La première est celle du tuteur que l’OSE lui a attribué, François Wahl (1925-2014). Cet ancien résistant et futur éditeur au Seuil, dont le père a été déporté à Auschwitz, l’accompagne dans ses études de philosophie à la Sorbonne. L’autre figure marquante de sa jeunesse parisienne est celle deChouchani. Mystérieux vagabond génial versé dans les études talmudiques et les sciences profanes dont les mathématiques, il a en cette période pour disciple non seulement le jeune Wiesel, mais également le philosophe Emmanuel Levinas.
On sait peu de chose – pour autant que l’on peut en savoir – de ce mystérieux personnage, mais ce qu’on en sait, on le doit essentiellement à ce qu’en a écrit et dit Élie Wiesel. Il est sans doute celui qui en a le plus parlé. Mais il faut préciser que cette manière romanesque a contribué à faire de Chouchani un personnage fantasmatique, faisant oublier qu’il fut un inspirateur des grandes figures de l’École de pensée juive de Paris dont a fait partie Élie Wiesel.
Élie Wiesel a raconté de plusieurs façons « ses » premières rencontres avec Chouchani. Selon l’une, elle date de fin 1945 chez Aya Samuel, la sœur d’André Neher, à la maison d’enfants Les Hirondelle qu’elle dirige à Lyon. Élie Wiesel l’aperçoit au fond d’une pièce, il le décrit comme « sale », « poilu » et « dégoûtant », un « vagabond ». Ils ne se parlent pas. Il le revoit dans la synagogue de la rue Pavée à Paris, un soir de shabbat, de manière brève mais orageuse. Il ra- conte leur dialogue dans Le Chant des morts, dans un chapitre intitulé «Le juif errant ». Élie Wiesel le rencontre de nouveau dans le train alors qu’il s’apprête à passer le shabbat dans la maison d’enfants de l’OSE à Taverny. Élie Wiesel doit y donner une conférence oneg shabbat. Une fois encore, différentes versions existent de ce récit sous la plume d’Élie Wiesel : il est soit déstabilisé pendant sa démonstration, soit Chouchani l’a faite à sa place, les deux avancent qu’il a été ridiculisé.
Et pourtant, le « vagabond » qui l'avait accosté en 1945 devient son maître. Il af-firme qu’après avoir fait sa connaissance et être devenu son élève il ne peut ni ne veut se détacher de lui. Ils sont restés en contact à Paris jusqu’à la fin de l’an-née 1948. Élie Wiesel l’a même hébergé dans sa petite chambre parisienne. Il a pu y observer son comportement bizarre au travers de mille anecdotes : du vol de lait concentré à l’histoire de sa valise encarton contenant tout un tas de secrets.Élie Wiesel parlait de lui comme de l’un de«ces hommes qui vous accompagnent, qui vous troublent et qui vous habitent pendant des années, sans doute jusqu’àla fin de votre vie». Dans ses Mémoires,Tous les fleuves vont à la mer, il le cite comme étant le maître qui l’a le plus influencé, même s’il dit une autre fois que le rav Saül Lieberman a été son seul maître.
Beaucoup de choses les opposaient, car leur formation est différente : l’unétait hassid, l’autre probablementmitnaged... « Chouchani venait d’unepartie différente de l’Europe, là où enprincipe on n’aimait pas le mystère, là où on n’aimait pas la kabbale. Il venait de Lituanie», écrit Élie Wiesel.
À deux reprises, Élie Wiesel est tenté de se rendre en Palestine : au sortir du camp de Buchenwald et au moment de la guerre d’Indépendance. Wiesel écrit : « C’était un vendredi après-midi. Israël venait de proclamer son indépendance. Le monde, partagé entre l’émerveillement et l’angoisse, retenait son souffle : lepeuple juif, en réalisant son rêve ancien, allait-il enfin changer de signe et desituation ? Étudiant et apatride, j’habitais Paris et m’imaginais soldat à Jérusalem. » Cette deuxième fois, il en est dissuadé par Chouchani. Ce dernier n’hésite pas à lui dire que l’État à naîtrea besoin de plus solide et de plus érudit que lui, traduisant la haute idée qu’il avait du sionisme.
Chouchani était un fervent sioniste. Il faut insister sur le fait que sa biographie reste à faire. Les éléments qui jonchent sa vie ne sont que des suppositions. Ce qui suit n’y échappe pas. Il est plus facile pour retracer sa vie d’inverser la chronologie, de partir de sa mort dont on est sûr pour remonter à des suppositionssur la période qui a précédé son passage en France.
Le sionisme a émaillé la vie du génial vagabond. Des témoignages précisent que Chouchani suit avec précision l’actualité d’Israël dans les médias. On sait que la mort l’emporte le 26 janvier 1968 lors d’un stage où il enseigne le Talmud aux membres d’une organisation de jeu-nesse sioniste religieuse, le Bné Akiva, en Uruguay. À cette époque, le Dr. Moriel a publié un article intitulé «Des enseignants rassemblés en Argentine et en Uruguay pour l’étude de la Torah » dans le journal Darom. Il rend compte de ce séminaire d’été pour la formation des enseignants, organisé par le « Département de l’éducation et de la culture.Torah et Diaspora » à Las Vegas, en Toscane, à environ cinquante kilomètres de Montevideo. On apprend que Chouchani y a donné des conférences en histoire de la halakha et a proposé des enseignements d’après le Livre des Proverbes. Les participants au séminaire, y compris les autres conférenciers, « se sont accrochés à lui et ont bu avec soif ses paroles».
Cette incarnation du Juif errant mythique a été proche du mouvement sioniste religieux Mizrahi, lequel l’aurait financiè-rement soutenu. Avant de vivre en Amérique du Sud à la fin de sa vie en 1955 – et quelques mois passés en France –, on aperçoit Chouchani en Israël. Il est probablement arrivé en 1952 en Erets Israël. Là, il enseigne plusieurs années dans des kibboutzim religieux du mou-vement Mizrahi, tels Be’erot Yitzhak, Sa’ad ou Sdé Eliahou. Des témoignages le confirment.
C’est sous une fausse identité qu’il arrive en Israël, grâce à de faux papiers qu’il a reçus depuis la France où il réside en 1945 et notamment à Paris. Le rabbin René-Samuel Kapel qui est avant laguerre président du Tséiré Mizrahi deParis , décrit plusieurs scènes de la vie de Chouchani en France . Il indique en particulier que, dans les années 1945-1947, le « camarade Shoshani », comme il l’appelle, était étroitement lié au mouvement Hapoël Hamizrahi dans l’Hexagone. Selon lui, Chouchani a assisté à la première réunion nationale de l’Hapoël Hamizrahi en France, qui s’est tenue à Lyon le jeudi 30 août 1945. Kapel lui-même n’a pas participé à cette réunion, mais dit que « le premier jour s’est terminé par une conférence passionnante de notre ami Shoshani, qui a souligné la signification de notre slogan : “Torah v’Avodah” ». Le rabbin Kapel explique que grâce à ses efforts, Chouchani a reçu un soutien financier de l’Hapoël Hamizrahi jusqu’à son départ de laFrance pour Israël.
C’est à partir de cette date qu’il commence son activité professorale qui lui vaudra un immense prestige. C’est une période glorieuse pour le judaïsme français puisqu’il est incontestablement, avec Jacob Gordin, l’inspirateur de l’École de pensée juive de Paris.
Chouchani passe la Seconde Guerre mondiale en Suisse, relativement préservé. Là encore, il est proche des mouve-ments sionistes religieux.
Auparavant, Chouchani aurait vécu quelque temps aux États-Unis. Peu après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, il aurait en effet émigré aux États-Unis, peut-être, selon l’hypothèse de son disciple le professeur Shalom Rosenberg, pour étudier sous la direction du rabbin Meir Bar-Ilan alors établi à Cincinnati. Aux États-Unis, le congrès fondateur des sionistes religieux (Mizrahi) s’est tenu à Cincinnati en mai 1914 en présence du rabbin Bar-Ilan, le plus jeune fils du Natsiv, le rabbin de Volozhin, qui s’installera à Jérusalem en 1923. À cette époque, des théories qu’il faut vérifier avancent que Chouchani s’appelait Hillel Perelman. Si Chouchani est bien Hillel Perelman, il fut l’étudiant dans les années 1910-1914du rabbin Abraham Isaac Kook dans sa yeshiva à Jaffa, en Palestine alors ottomane. Deux lettres de recommandation par le rav Kook lors de son arrivée aux États-Unis existent. On y lit qu’il est un de ses étudiants brillants. Il arrive aux États-Unis muni d’une de ces lettres de recommandation. Élie Wiesel a raconté à Shlomo Malka que Chouchani citait beaucoup le rav Kook : « Il parlait du rav Kook, un des géants de ce siècle, qui lui avait écrit une lettre – je l’ai vue – où il l’appelait “mon maître”. Tout de même, c’est quelque chose ! »
Par ailleurs, dans un article paru en janvier 2018 pour le cinquantième anniversaire de la disparition de Chouchani, Yael Levine présente une photo de Hillel Perelman prise vers 1912 pendant ses études dans la yeshiva du rabbin Kook à Jaffa : la comparaison avec les photographies connues de Chouchani suggère fortement que Perelman est bien Chouchani.
Dans la foisonnante œuvre de Wiesel, son maître « mi-fou mi-prophète » est évoqué dans plusieurs de ses livres et souvent de manière romancée. Il est unJuif errant dans Le Chant des morts(Seuil, 1966), le rav Mordechai Chouchani dans Paroles d’étranger (Seuil, 1982), M. Chouchani dans son autobio-graphie Tous les fleuves vont à la mer. Le conteur l’évoque aussi dans Silences et mémoire d’hommes (Seuil, 1989) et ilest aussi sans doute le personnage deVàrady dans son quatrième roman La Ville de la chance (Seuil, 1962) comme l’a souligné Michaël Grynszpan, qui lui consacre un documentaire. Par ailleurs, sur RCJ, l’écrivain a donné une série d’en-tretiens sur Chouchani qui deviendront la première partie du livre de Shlomo Malka : Monsieur Chouchani (éd. JC Lattès, 1994). Enfin, et c’est le point qui nous intéresse particulièrement, Chouchaniraconte son sionisme dans Entre deux soleils (Seuil, 1970).
À la synagogue erev shabbat, il croise son maître Chouchani qui lui donne une leçon de sionisme :
« Croiras-tu aux miracles?
– Oui, répondis-je.
– Et tu ne nieras plus les bienfaits du ciel ?
– Non.
Il me perça de son regard aigu et sa voix se fit dure, blessante;
– Eh bien, mon petit, tu te contentes de peu.
– La renaissance d’une souveraineté éteinte depuis vingt siècles, c’est peu pour vous ?
Je ne l’avais jamais vu aussi mécontent de moi.
– Tu ne comprends pas, dit-il sur un ton saccadé. Il y a Israël et il y a ta réaction à Israël. Tu me déçois.
Le présent et l’avenir te font oublier le passé.
Tu pardonnes trop vite.
[...] Le salut qui vient
trop tard pour trop de
victimes, je n’ai pas le
droit de le refuser. Je
veux bien l’accueillir
et lui ouvrir autant de
portes et de cœurs que possible. Cela, oui. Mais je me refuse à le qualifier de miraculeux. Nous l’avons payé trop cher. Pour qu’il fût un miracle, il eût fallu qu’il se produisît un peu plus tôt ».
Bien avant d’autres, Chouchani fait comprendre à Élie Wiesel qu’Auschwitz et Israël sont deux éléments distincts sans lien de cause à effet. « Israël, une réponse à l’Holocauste ? Solution trop commode, scandaleuse (...) Il s’agirait, par conséquent, de deux événements distincts, tous deux inexplicables, inexpliqués, mystérieux, tous deux troublant les esprits et défiant l’imagination ». Dans Le Chant des morts, on lit cette phrase d’Élie Wiesel qui évoque la fin 1948 : « Désœuvré, sans appui, sans amis, je décidai de quitter laFrance. On se battait en Israël, je brûlais de m’y rendre, je ne tenais pas en place. Ce n’est que plus tard, que j’appris que lui aussi avait répondu au même appel, à peu près à la même époque, un peu avant mai ».
Publié le 14/07/2019