L’arrivée massive en France de Juifs séfarades dans les années 1960 obligea les intellectuels juifs, André Neher en particulier, à repenser la place de la diaspora. Neher y voit après guerre le lieu d’une résurrection où les Juifs ont un rôle à jouer « au sein des Nations ». Le regain d’antisémitisme et, parallèlement, l’évolution de sa pensée le conduisent finalement à considérer que la place des Juifs est en Israël, à condition que cet État repose sur un idéal de sainteté et de justice.
1962. Colloque de la rencontre ashkénazes et séfarades. Traditionnelle leçon biblique d’André Neher. Il a choisi d’étudier le chapitre 37 d’Ézéchiel qui traite de plusieurs thèmes : les ossements desséchés qui reviennent à la vie, l’unification de deux souches de bois qui dans les mains du prophète vont n’en faire qu’une, le retour des exilés sur la terre d’Israël et l’établissement du sanctuaire au sein du peuple.
Qu’est-ce que ces ossements desséchés ? Est-ce qu’un organisme mort peut revivre ? Le judaïsme français après la Shoah a-t-il encore un avenir en France ? A-t-il encore un avenir aujourd’hui ? Les séfarades qui arrivent en France à ce moment posent avec eux des questions liées à la possibilité même d’une telle résurrection. Et, aujourd’hui, je crois que ce même genre de question nous est posé avec force, à la fois par ces vagues d’olim ‘hadachim qui quittent la France pour Israël et, inversement, de ces Israéliens qui font leur yérida et viennent en France.
Dieu demande d’abord au prophète : penses-tu que ces ossements peuvent revivre ? Et le prophète répond étrangement, comme dépourvu de foi et d’enthousiasme : « Toi seul le sais ! » Pour qu’ils revivent, continue Dieu, il faut que tu prophétises. Il prophétise et les ossements se mettent à bouger, se rapprochent les uns des autres ; puis apparaissent les nerfs, les muscles et la chair. Mais il manque encore quelque chose, dit le prophète à Dieu : l’esprit. « Pour que l’esprit vienne, il faut que tu prophétises ! Et pour que l’esprit vienne, il faut qu’il vienne des quatre esprits. » Dieu demande ensuite au prophète de prendre dans sa main deux souches de bois et de les coller l’une avec l’autre : dans la vision d’Ézéchiel, elles ne deviennent alors plus qu’une.
Neher ouvre son intervention en disant : « Nous ne pouvons pas faire abstraction de ce qui se passe en ce moment », à savoir que l’État d’Israël est en train de revivre et que, vous, séfarades qui arrivez en France, vous nous posez une question que nous sommes obligés de nous poser et non de vous poser car beaucoup vous demandent : Que venez-vous faire en France ? Pourquoi n’allez-vous pas plutôt en Israël ? Mais c’est logique, répond Neher, vous ne venez pas en France, vous y restez. Vous étiez en France en Algérie et vous êtes maintenant en France à Strasbourg !
En revanche vous réveillez notre mauvaise conscience… Pourquoi ne sommes-nous pas en Israël ? Et si nous ne sommes pas en Israël, alors c’est que nous avons une bonne raison d’être en exil, de rester en exil et de retarder le retour des exilés. Nous avons donc à nous définir comme « Juifs d’exil », une identité en soi. Tollé général.
« Si vous venez en France, continue Neher, c’est de notre faute, car si aucun Juif n’était plus en France, les autres Juifs n’y viendraient pas non plus. C’est notre responsabilité et, Juifs de la modernité, nous ne pouvons pas dire que nous ne savons pas : nous sommes conscients et votre venue nous dérange, tout comme la création de l’État d’Israël nous dérange, piquant continuellement notre mauvaise conscience. Nous rallongeons l’exil et sommes responsables de votre venue. »
Pendant un temps, Neher pensera avec ses contemporains qu’il y a une bonne raison à l’exil et que les Juifs de France ont une bonne raison d’y demeurer. Cette « mauvaise conscience » juive s’accentuera jusqu’à provoquer en lui un sentiment de responsabilité plus fort qui le poussera à émigrer en Israël.
Mais alors quel sens à cet exil ? Neher propose une explication d’ordre historique s’appuyant sur le commentaire d’Ézéchiel : nous n’avons pas encore compris le thème d’Ézéchiel des deux souches qui ne font qu’une ; des deux morceaux du peuple qui ne font qu’un. En réalité, affirme André Neher, les Juifs d’Israël et ceux de la diaspora ne forment qu’un seul et même peuple, et c’est notre ignorance et notre incompréhension de l’histoire qui nous font ne pas voir ni comprendre cette vérité toute simple. Un « décalage historique » à rattraper, voilà la raison pour laquelle il y aurait encore des Juifs en exil.
« Nous n’avons pas encore ce sens instinctif de fusion avec ce qui demain sera le seul reste et le centre du judaïsme mondial : Israël. Ce que je vois autour de moi n’est pas un désert mais un cimetière ; nous sommes morts et ce sont nos ossements qui sont desséchés… saurons-nous revenir à la vie ? »
La question de Neher fait écho à la question que Dieu pose au prophète : ces ossements que tu vois ici, peuvent-ils revenir à la vie ? Une question dépourvue de logique, de bon sens ou de réalisme. Une méta-question qui fait appel à ce qui transcende l’être : imagination, foi, volonté, désir, rêve, utopie, création… En posant la question, Dieu rend le prophète partenaire de la résurrection, comme il avait, au commencement, rendu l’homme partenaire de la création. Neher décèle dans cette question plus qu’un pari sur la foi mais bien le mode d’emploi d’une méthode à appliquer pour faire revivre tout organisme mort. Une méthode à appliquer d’urgence à la communauté française moribonde.
Il faut d’abord analyser les causes de la mort pour ensuite trouver les facteurs de la résurrection. Première option : si nos os sont desséchés, c’est que nous avons perdu tout espoir. Nous avons été coupés de la vie, de notre histoire et de nos racines. Nos cœurs sont des cœurs de pierre : insensibilité, indifférence, désœuvrement, manque de confiance en l’avenir et en nous-mêmes… Coupés les uns des autres, du passé et du futur, nous devons revenir aux sources nous retrouver, pour comprendre ce qui nous constitue : la Bible, les seuls papiers d’identité du Juif sans date d’expiration.
Une raison supplémentaire, que propose le Talmud (traité Sanhédrin, p.92b) et que reprend Neher, plus théorique, est celle de savoir si la vision d’Ézéchiel est une vérité ou une allégorie. Le seul fait de se poser la question est source de desséchement, dit Neher. Poser la question indique que je ne me situe pas à l’intérieur du texte mais que je suis prêt à le considérer comme un objet extérieur : pas de différence entre la Bible et L’Illiade ou L’Odyssée. « Celui qui pose la question est déjà coupé des sources vivantes de l’histoire juive. »
« Prophétise pour que l’esprit vienne. » L’esprit, le roua’h. Avant que ne vienne le souffle, il faut d abord une reconstruction matérielle comme dans la progression de la vision d’Ézéchiel. La méthode à suivre est donc de d’abord créer des structures, des associations, des institutions, une communauté, comme un corps qui pourvoira aux besoins des rescapés… alors seulement on pourra faire entrer l’esprit dans la matière. Ne pas oublier que le Juif, même en exil, est avant tout un corps physique qui a besoin d’être en bonne santé pour se relever.
L’esprit. Il faut le faire venir. Créer du sens, faire son devoir est le métier du prophète, c’est également la tâche de l’intellectuel. S’engager, apprendre, éduquer, créer du sens au propre comme au figuré, un sens « orient-té » et un esprit vivant et déployé.
« Prophétise à l’esprit ; si tu veux être l’Esprit, il faut que tu viennes des quatre esprits. » Le Malbim commente : ce sont des directions géographiques, les quatre points cardinaux. Dans le Zohar, le roua’h est un esprit ramassé qui vient de partout, des quatre coins du monde. Ce sont tous ces Juifs exilés partis chercher les étincelles de sainteté éparpillées partout pour les rapporter en Israël et les transformer, c’est la conjonction entre les tribus perdues et le reste du peuple.
Ce que Neher entrevoit dans les retrouvailles charnelles entre ashkénazes et séfarades, en France, c’est le premier acte des prophéties messianiques. Et il faut se rappeler, dit Neher, que l’exil n’est jamais l’état normal du Juif et qu’il prie plusieurs fois par jour pour que cela cesse. Pourtant, cela ne serait pas incompatible avec l’idée d’une mission du peuple en exil. Neher propose en 1962 que l’exil soit le temps qu’il faut pour rattraper le décalage historique entre Josef et Juda… En 1967, pourtant, la guerre des Six-Jours et les cris, à nouveau, de « mort aux Juifs et mort à Israël » dans les rues de Paris lui feront comprendre que le « Meta » d’Israël ne peut qu’être la seule réponse à toutes les formes d’« Anti » qui ressurgissent sans cesse tant que le Juif reste exilé.
« Et c’est là que régnera le sanctuaire de Dieu au sein du peuple. » Le défi qui commence à ce moment-là n’est que le début de l’aventure. Quand reviendront les exilés et qu’Israël se constituera en nation à nouveau, alors le peuple juif devra retrouver le mode d’emploi de ce qui le différencie des autres peuples et qui le rend particulier au sein de l’universel, de ce qui le sépare et pourtant le relie aux autres nations : l’esprit saint, la kedoucha. Qui règne à la fois dans l’étude et le respect des lois, mais aussi dans le Zohar, la kabbale, le Midrash, la prière et le texte biblique.
À la seule condition, toutefois, dit Neher, que l’État d’Israël ne soit pas un État comme les autres mais « plus que les autres » dans le sens de la responsabilité et de la fidélité à l’Alliance telle qu’exigée par les prophètes bibliques. Selon lui, en effet, « jamais un Juif n'a le droit de préférer le droit à la justice, le Juif a le devoir de provoquer le désordre pour rétablir la justice ».
Publié le 05/07/2019