Quand une notion est intraduisible, autant garder son nom d’origine. C’est ce que les Américains ont fait avec la chutzpah. C’est dans l’art de la comédie musicale que les compositeurs et paroliers issus du théâtre yiddish, que cette audace a pris tout son sens.
Si l’hébreu (‘houtspa) le traduit d’avantage comme de l’insolence, ce mot yiddish, aux États-Unis, est défini dans les dictionnaires américains comme l’essence même de l’audace, pour le meilleur comme pour le pire. L’audace de cette jeunesse issue de l’immigration juive polonaise à la fin du XIXeà Manhattan, fraîchement débarquée des pogroms d’Europe de l’Est. Comme un héritage improbable, la chutzpahdemeure dans le vocabulaire comme une notion davantage positive que négative, qualité de l'effronté, du culotté, de celui qui ose contre toute attente. Mais, au-delà des mots, c’est dans l’art de la comédie musicale, qui a explosé à Times Square tout au long du XXesiècle, que les compositeurs et paroliers issus du théâtre yiddish du bas de la ville, du Lower East Side, que cette audace a pris tout son sens.
Parmi les créateurs les plus connus, les frères Ira et George Gershwin qui ont composé Summertimeet Rhapsody in Blue. Souvenons-nous du tout début de cette composition qui commence avec une clarinette klezmerpour ensuite rentrer dans des thèmes plus jazzy. C’est cela aussi, l’intégration de la tradition yiddish dans le monde magique de Broadway.
Ces jeunes artistes étaient vraiment des précurseurs. Ils ont été les premiers à mettre des acteurs noirs sur scène pour jouer leurs propres rôles : fini, les visages de comédiens blancs grimés de cirage. Rogers et Hammerstein ont raconté les plus belles histoires qui ont ancré dans les esprits le rêve américain, avec Oklahoma !ou Le Roi et Moi.
Étonnamment, à l’époque, les thèmes abordés par ces saltimbanques du récit n’étaient pas du tout à prédominance juive. Ils cherchaient la plus grande audience possible. C’est un peu comme s’ils étaient rentrés dans un placard et pas seulement sur leur judéité, pour beaucoup également sur leur homosexualité. Les sujets abordés portaient cependant souvent sur la différence, sur la volonté de s’exprimer dans une société qui ne les entendait pas, sur la lutte des classes. Tout le monde peut fredonner « I wanna live in America »,sur une musique de Leonard Bernstein, ce texte de Stephen Sondheim, autre auteur issu du yiddishland, quiraconte dans West Side Story, la complexité du rêve américain. Et ce sont toutes les minorités d’hier et d’aujourd’hui qui s’y retrouvent encore.
Autres standards qui continuent de faire sensation tous les soirs à Broadway, les pièces de Fred Ebb, avec Chicagoqui a donné le pouvoir aux femmes, ou Cabaretqui évoque la Seconde Guerre mondiale au travers d’un petit théâtre de Berlin où tous les excentriques et les rejetés se retrouvent pour moquer et dénoncer le nazisme. C’est aussi ça, Broadway, une critique divertissante mais acide de la société, souvent dans des fictions imprégnées de réalité.C’est le cas avec le mythique Fiddler on the Roof, Un violon sur toit, qui raconte justement l’histoire des grands-parents de ces petits Juifs new-yorkais. Les pogroms de Russie, l’antisémitisme et les difficultés que rencontre un père avec trois de ses filles qui ont choisi de se marier chacune en allant plus loin à l’encontre des traditions, voire même en dehors de leur religion, jusqu'à l’exode inévitable vers le Nouveau Monde pour échapper à l’oppression.
Cette génération qui a su oser mettre sur le devant de la scène des sujets interdits ou tabous a forgé cette chutzpahqui se retrouve toujours dans la culture américaine, dans l’humour présent au cinéma et dans les séries télévisées. À tel point que Conan O'Brien, le présentateur d’une émission satirique du soir préfère prévenir, non sans audace, que le soir de Kippour il ne décrochera pas un seul sourire de ses téléspectateurs, tous ses auteurs juifs ayant pris leur journée pour jeûner…
Publié le 16/11/2018