Parler aux Éclaireurs, c’est-à-dire à de jeunes juifs, implique un devoir de sincérité et de vérité qui peut ne pas être immédiatement entendu. La guerre des Six-Jours n’a pas seulement radicalement transformé le rapport des Juifs à l’État d’Israël mais aussi le rapport des Juifs à leur identité et... à leur judaïsme.
Le sionisme était au départ le projet de créer un État juif en Palestine. Un des éléments essentiels de ce projet fut la renaissance de la langue hébraïque initiée par un homme exceptionnel, Eliezer Ben Yehuda, vingt ans avant que Theodor Herzl ne lance le mouvement sioniste que nous connaissons. Il faut lire l’autobiographie prophétique de cet homme. Contrairement à Herzl et à son ami Max Nordau déclarant que la Palestine est « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », Ben Yehuda saisit immédiatement que cette terre est bien habitée et qu’il faut chercher à établir des relations d’amitié avec ses habitants. Son dictionnaire, le premier de la langue hébraïque, sera élaboré avec son ami Husseini, qui lui donne les mots (en particulier le vocabulaire agricole) manquant à l’hébreu. Il en arrive à élaborer un projet d’État confé-déral, cantonal, sur le mode suisse. Il se désolera de constater que les efforts des premiers sionistes, au lieu de porter sur Jérusalem, ville alors à majorité juive et reconnue comme telle, aient porté sur les environs de Jaffa, ville arabe, voyant dans cette erreur d’orientation les malheurs à venir du peuple. Son autobiographie fut écrite vers 1920 avant qu’aucun conflit n’éclate avec les Arabes. Son message fut rejeté par l’establishment sioniste.
Quoi qu’il en soit, dans une aventure unique et extraordinaire, menée avec une grande astuce politique par les dirigeants sionistes et en particulier par David Ben Gourion, le but de créer un État juif indépendant fut atteint en 1948 rendant le mot « sionisme » vide de sens ou pire encore. La guerre des Six-Jours, à laquelle Ben Gourion s’opposa violemment, fut l’enterrement du rêve de créer une société exemplaire.
Les Juifs ont, en effet, été pendant des siècles opprimés et humiliés. Cela aurait dû leur inspirer un autre modèle politique que celui, hégélien, d’oppresseur / opprimé à mettre en pratique le jour venu. Il est désolant qu’il n’en ait rien été. Depuis 1967, l’État d’Israël impose par la violence quotidienne à des millions de personnes, les Palestiniens, un statut d’opprimé et d’humilié. Une remarquable religion de justice a été mise au service d’une idéologie nationaliste pratiquant l’iniquité. Nous assistons ainsi à une certaine autodestruction sournoise de ses valeurs prophétiques. Elle se traduit par des révoltes périodiques, des intifadas, causant à chaque fois des milliers de morts et de blessés. Dès 1967, un homme d’une grande foi, savant et philosophe de surcroît, Yeshayahou Leibowitz, s’est dressé contre cette autodestruction.
Comme tous les prophètes d’Israël, il ne fut pas entendu par ses contemporains. Longtemps, la solution de la paix paraissait résider en la création de deux États vivant pacifiquement l’un à côté de l’autre, appelés un jour à se confédérer. Ce fut l’opinion de Leibowitz ou d’Uri Avnery. Mais les dirigeants d’Israël de toute orientation ont rendu cette solution impossible en multipliant d’inutiles implantations dans une Cisjordanie déjà bien exiguë, malgré les vaines protestations de la communauté internationale. Sans parler de la bande de Gaza, qui connaît sans doute la plus haute densité de population au monde et qui n’est qu’une immense prison à ciel ouvert, comme me le disait le professeur Raphi Walden, directeur adjoint du plus grand hôpital israélien, celui de Tel Hashomer, et actuel président de l’ONG israélienne Médecins pour les droits de l’homme.
Il ne reste désormais comme options : soit la transformation d’Israël en État binational démocratique avec égalité de droits et de devoirs pour tous ses citoyens, solution dont personne ne veut, soit un État d’apartheid dont on sait qu’il ne peut perdurer très longtemps. L’idéologie sioniste actuelle ne veut voir dans la diaspora juive qu’une communauté moribonde appelée à disparaître dans un délai historique court, communauté comportant d’éminentes personnalités dans tous les domaines de la science, des arts et de l’économie. Une telle position est proprement scandaleuse.
Pour moi, au contraire, la diaspora est appelée à moyen terme à redevenir le refuge du peuple juif. Elle doit donc se réorganiser dans cette perspective, en particulier retrouver sa liberté par rapport à Israël. Ce qui commence à se faire dans le judaïsme américain. L’indépendance critique et la dignité de la diaspora juive me paraissent donc constituer l’exigence éthique de l’heure pour les Juifs restés attachés à leur héritage prophétique.
Publié le 20/08/2019