Si la terre d’Israël constitue, dans la tradition juive, un lieu de sainteté, son organisation politique actuelle ne préfigure en rien, selon les Loubavitch, l’organisation étatique des temps messianiques. C’est pourquoi le judaïsme de diaspora est tout aussi légitime que le judaïsme israélien. Selon la mystique juive, en effet, un Juif a une mission à accomplir où qu’il se trouve.
On a tendance à penser que pour un Juif pieux la vie est plus facile en Israël, outre la valeur religieuse que revêt le fait d’habiter en Terre sainte. C’est pourtant à New-York que vivait le Rabbi de Loubavitch et c’est dans ce haut-lieu du judaïsme de diaspora qu’il a donné à son mouvement un incroyable rayonnement. Quels étaient, dans la pensée du Rabbi, le rôle et la place de l’État d’Israël ?
Israël est bien entendu un lieu centraldans la pensée religieuse. Pour la simple raison que la terre d’Israël est considérée dans la mystique juive comme le lieu par lequel a commencé la Création du monde et que c’est là qu’était situé le jardin d’Éden. C’est aussi le lieu qui est offert par Dieu au peuple hébreu et ceci en dehors de toute considération géopolitique. Il en va de l’essence spirituelle du peuple juif. Ce peuple se définit notamment, selon la tradition, par l’attachement à une terre. Cette terre estdonc érets hakodech, une terre sainte, ce qui signifie que la présence divine y est nettement plus sensible que dans le reste du monde. Prenons un exemple très simple pour illustrer cela : en Israël, durant les fêtes juives, on observe un seul jour de yom tov, tandis qu’il y en a deux en diaspora (à l’exception de Roch hachana, redoublé également en Israël). Pourquoi cette différence ? Outre les explications logiques et rationnelles données par la loi juive, il y a une raison plus profonde, c’est que la spiritualité requise durant ces fêtes est plus « facile d’accès »en Israël. Ce que l’on réalise spirituellement en quarante-huit heures en diaspora peut l’être en une seule journée en Israël. La terre d’Israël est donc un lieu de référence, une sorte de canal spirituel, et nos textes nous enseignent que nos prières « passent » toutes par Jérusalem. C’est dire la centralité d’Israël. J’en viens à votre question : si cela est si central du point de vue mystique (terme que je préfère à celui de « religieux », qui correspond davantage à une vision chrétienne), quelle valeur donner à la vie juive de diaspora ? Pourquoi choisir New York ? Cette ville incarnait la modernité où il fallait reconstruire le judaïsme d’après-guerre. Le Rabbi voulait impulser un vaste mouvement de retour (téchouva) au judaïsme pour tous les Juifs du monde. Ce qui n’empêcha pas le Rabbi de maintenir un contact permanent avec les Juifs d’Israël. Il reçut la visite de nombreux dirigeants israéliens toujours frappés par sa connaissance extrêmement précise de la situation des Israéliens, donnant même parfois l’impression de connaître le pays comme s’il y vivait.
Quand vous soulignez l’importance d’Is- raël dans la mystique juive, parlez-vous de l’État d’Israël ou de la terre d’Israël ? Chez les Loubavtich, on ne célèbre pasYom haatsmaout, le jour de l’indépendance d’Israël.
En effet, la terre d’Israël est sainte dans tous les cas, indépendamment de l’organisation politique qui s’y déploie. Autrement dit, la terre d’Israël n’a pas cessé d’être sainte quand elle était sous domination romaine, turque ou anglaise. Il est vrai que, quand elle est sous une autorité juive, cela a un nouveau sens et constitue quelque chose d’éminemment positif puisque les Juifs qui vivent en Israël sont désormais maîtres de leur propre sort. Le Rabbi a eu l’occasion de comparer l’actuelle structure politique d’Israël au Conseil des quatre provinces (Vaad arbaa aratsot), une organisation qui gérait le judaïsme d’Europe de l’Est et avait ses propres tribunaux. Cette institution réunissait les grands rabbins des communautés concernées, qui étaient aussi bien des guides spirituels que des leaders communautaires préoccupés par les questions concernant la vie quotidienne des Juifs qu’ils représentaient. L’organisation étatique d’Israël repose sur une même légitimité car il faut bien organiser la vie des millions d’Israéliens, même si cela est très différent, selon la mystique juive, de l’organisation politique qui se mettra en place dans les temps messianiques.
Pourquoi le Rabbi ne s’est-il jamais rendu en Israël ?
La question lui a souvent été posée et le Rabbi a donné plusieurs réponses. À un journaliste, il répondit qu’un médecin ne s’installe pas là où il le souhaite, mais là où il est le plus utile. Vivre aux États-Unis lui a donné des possibilités d’action envers l’importante communauté juive américaine et l’ensemble des Juifs du monde d’une façon qu’il jugeait plus efficace que s’il avait résidé en Israël où son message aurait pu se limiter à un public plus proche de la tradition juive. Par ailleurs, la loi juive considère qu’une fois que l’on se rend en Israël, on n’a plus vraiment le droit d’en ressortir sauf – selon la halakha – pour l’étude, pour se marier ou si la vie matérielle y est impossible. La mission du Rabbi l’empêchait de se mettre dans une telle situation pour une simple visite. Il avait d’ailleurs une expression étonnante pour évoquer le globe terrestre. Il parlait d’hémisphère inférieur et d’hémisphère supérieur. Mais son « découpage » ne passait pas par l’équateur, comme dans la vision classique des hémisphères nord et sud : selon lui, l’hémisphère inférieur comprenait les États-Unis, l’Océanie, etc., tandis que l’hémisphère supérieur comprenait Israël et l’Europe. En quoi est-il supérieur : car tous les grands événements – du point de vue de la tradition juive – s’y sont passés : le don de la Tora, l’édification du Temple, la vie des plus grands justes (tsadikim), etc. L’Amérique n’a rien connu de tel pour d’évidentes raisons historiques. Ce qui, selon l’approche spirituelle et symbolique du Rabbi, la positionne en situation d’infériorité. Le Rabbi tenait donc à rééquilibrer un peu les choses. D’où le fait qu’il ait vécu en Amérique et qu’il ait tenu à y être enterré, aux côtés de son beau-père, la tradition accordant une grande importance aux tombeaux des tsadikim.
Peut-on concevoir, dans la pensée hassidique, une positivité de la diaspora ?
Là encore, je vais vous donner des éléments de réponse très anciens qui ont été développés bien avant la création de l’État d’Israël. Si l’on estime, comme le fait la tradition, que tout provient de la Providence divine, il faut admettre que l’exil et la dispersion ont été voulus par Dieu. Pour quelle raison éloigner les Juifs de la terre qu’il leur a donnée ? Le Talmud répond que c’est pour que « des convertis se rajoutent à eux ». Réponse étonnante car on sait que le judaïsme n’a jamais recherché la conversion. Il existe une interprétation de ce passage qui s’inscrit dans la pensée de rabbi Isaac Luria (le Ari zal) poursuivie par le Baal Chem Tov, père du hassidisme. Selon cet enseignement, il existe dans le monde des « par-celles de sainteté » répandues dans la matière à travers le monde. Quand un Juif applique les commandements de la Tora, il permet de délivrer ces étincelles de sainteté (nitsotstot hakédoucha) et de les rattacher à leur source. Ce sont ces étincelles qui sont « converties » et Dieu conduit, disent nos sages, les pas de l’homme vers les différents lieux où se trouvent ces étincelles. Où qu’il se trouve, donc, un Juif a une mission à accomplir.
Est-ce en rapport avec les émissaires (chlou’him) que le Rabbi envoyait aux quatre coins du monde ?
Un Juif a une mission à accomplir où qu’il se trouve. Mais il ne le sait pas toujours et c’est pour lutter contre l’oubli de son identité juive que les ch’lou’him agissent. Pour rappeler à chacun l’importance de son identité et la nécessité de la transmettre à ses propres enfants. Quand le Rabbi prit la succession de son beau-père en 1950, il fut particulièrement préoccupé par la situation du judaïsme ashkénaze au lendemain de la Shoah et par celle du monde séfarade en pleine mutation du fait de la décolonisation. Ces communautés avaient alors perdu leurs repères et leurs cadres de référence. L’action du Rabbi visait à restaurer untel cadre.
On sait que la question du messianisme est importante dans la pensée du mouvement Loubavitch. L’ère messianique est décrite comme celle du « rassemblement des exilés » en terre d’Israël. Est-ce à dire qu’il n’y aura plus de Juifs en diaspora à cette période ?
Un texte classique situé à la fin du Michné Tora de Maïmonide décrit cette période. Il ne s’agit pas d’une description apocalyptique ou poétique mais juridique, « halakhique », puisque c’est le propos de cette œuvre. Il y est dit que l’avant-dernière étape de la venue du Messie – c’est-à- dire un moment de l’histoire qui n’est pas encore, à proprement parler, l’ère messianique absolue et totale –, est celle de la reconstruction du Temple sur son site originel et le rassemblement des exilés du peuple juif. Tous les exilés du peuple juif se retrouveront donc en terre d’Israël qui atteindra dans sa globalité la sainteté qui est de nos jours l’apanage limité de Jérusalem. Et le reste du monde at-teindra la sainteté qui est actuellement limitée à la terre d’Israël, terre qui sera reconnue par toutes les nations comme le lieu choisi par Dieu pour son peuple. Ce sera donc par définition la fin de l’exil et de la diaspora. Cette période ne sera pas la fin de l’histoire mais le début d’une nouvelle ère pour l’humanité.
Publié le 16/08/2019