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Outre-Atlantique, l'autre patrie du judaïsme

Ecrit par Emmanuel Bloch - Avocat et doctorat en philosophie juive

La vie juive nord-américaine fascine souvent ceux qui, fraîchement arrivés d’Europe ou d’ailleurs, découvrent pour la première fois son indéniable dynamisme et sa surprenante diversité. En France, toutefois, elle reste largement méconnue.

Aussi voulons-nous peindre ici à grands traits un rapide tableau de ses succès et de ses défis.

Pour cela, nous tracerons les implications d’une idée légèrement paradoxale pour nos sensibilités sionistes : la prise de conscience du fait que le judaïsme s’est découvert, aux États-Unis et au Canada, une patrie au milieu de l’exil.

En effet, les Juifs américains éprouvent pour New York, Toronto ou Los Angeles le même sentiment qu’un Juif israélien ressent instinctivement pour Tel-Aviv ou Jérusalem : celui d’être chez soi. Le degré d’intégration du judaïsme américain contemporain dans sa culture hôte, ses succès culturel, économique, religieux, politique, et autres, dépassent tout ce qui a pu être précédemment atteint par d’autres communautés diasporiques, y compris au cours de l’âge d’or espagnol ou dans l’Allemagne post-émancipatoire

Les conséquences de cette situation sans réel précédent historique sont considérables. En premier lieu, le rapport à la société environnante : historiquement parlant, le judaïsme a généralement su trouver un équilibre entre la vie dans la cité et celle dans la communauté, et maintenir un fragile équilibre entre universalisme et particularisme. Malheureusement, cet équilibre semble souvent menacé en ce début de XXIe siècle, en proie, certes, à bien d’autres polarisations encore. Mais si grandissent, en Europe comme en Israël, les tentations communautaristes et les velléités de repli sur soi, l’Amérique juive est au contraire en prise à une outrance de valeurs universalistes et à l’abolition des barrières sociales. À travers cette vision des choses, le judaïsme aurait pour but essentiel de contribuer à l’établissement d’une société idéale pour tous, et les enseignements de la Tora représenteraient un atout majeur dans la poursuite de cet objectif idéal et exaltant. Deuxièmement, la perception de soi.Bien que la communauté juive française soit, de manière générale, remarquablement bien intégrée à la société civile (et il faut rappeler que, même en cette période de résurgence de l’antisémitisme et de tensions communautaristes accrues, la situation des Juifs de France reste, d’un point de vue historique, relativement bonne à tous les niveaux), il n’en demeure pas moins qu’un Juif en France reste subtilement mais décidément différent du Français lambda : il n’est jamais Monsieur (ou Madame) Tout-le-Monde. Un Juif président de la République ? C’est difficilement imaginable.

En Israël, la situation est paradoxalement assez comparable : certes, la majorité de la population est juive, mais il n’en demeure pas moins que la différence juive reste une évidence incontestée, même si elle est désormais vécue au niveau de la collectivité tout entière : Israël, le seul îlot de démocratie au Moyen-Orient, l’État juif au milieu de ses voisins musulmans, etc. Ailleurs, dans les bureaux capitonnés de la diplomatie internationale, l’État juif est largement devenu le Juif des États : un paria. Plus important encore, la menace extérieure (souvent bien réelle, mais parfois fantasmée) pesant sur l’existence de l’État d’Israël représente l’un des très rares dénominateurs identitaires communs, et peut-être même le seul, permettant d’unifier la collectivité entière, par-delà ses nombreuses lignes de fracture socioreligieuses internes.

Aux États-Unis, en revanche, le Juif n’est pas l’Autre. La communauté juive est perçue comme appartenant sociologiquement à une certaine élite blanche, très éduquée et financièrement confortable. Affirmer que les Juifs jouissent d’un plein accès au « rêve américain » reste encore largement en-deçà de la réalité tant ils contribuent à en former le cœur identitaire : à travers leurs apports décisifs dans certains domaines-clefs de la vie culturelle, comme par exemple les arts, le journalisme ou la science, les Juifs participent à modeler activement l’ethos nord-américain.

Troisièmement, les valeurs morales fondamentales. Ici, je voudrais opposer deux visions éthiques profondément divergentes. Dans la première vision, fondée sur l’idée du droit, l’être humain moral est celui qui respecte scrupuleusement les droits inaliénables de son prochain. Dans la seconde, fondée surl’idée d’obligation, l’être humain moral est avant tout celui qui remplit son devoir. La première vision, basée sur des concepts philosophiques et juridiques contempo-rains (droits de l’homme), est de facture essentiellement moderne. La seconde vision, en revanche, se fonde avant tout sur des notions traditionnelles ou religieuses, car c’est Dieu qui, en tout cas au départ, impose des devoirs.

L’idée mériterait certainement d’être nuancée, mais nous associerons ici l’éthique du devoir à la vision morale d’Israël – ledit devoir pouvant d’ailleurs être conçu en termes religieux (mitsva) ou non religieux (chivion banetel : porter ensemble le fardeau social). En Israël, on se serre les coudes face à l’adversité, et on porte ensemble le projet de construire l’État. L’éthique du droit, pour sa part, correspond à la vision morale de l’Amérique.

Certes, ces deux conceptions fondamentales se recoupent occasionnellement. Mais, dans l’ensemble, elles servent de pierres angulaires à des visions très différentes de la société qu’il faut idéalement bâtir. Les Juifs américains et canadiens prônent des idéaux comme l’engagement volontaire et enthousiaste en faveur du bien commun, la tolérance envers autrui, l’inclusion des minorités, la justice sociale, etc., alors que les Juifs israéliens admirent plutôt ceux qui servent leur pays de manière exemplaire. Sans trop de surprise, les premiers sont majoritairement démocrates (centre gauche) et libéraux, alors que les seconds sont très largement de droite et conservateurs.

Au final, des deux côtés de l’océan, on s’inquiète beaucoup du schisme gran-dissant entre Israël et les États-Unis : les deux grands centres juifs mondiaux ont souvent bien du mal à se comprendre l’un l’autre.

Certes, cette image que nous venons de restituer du judaïsme nord-américain manque encore cruellement de nuances. Nuances géographiques : on est juif différemment dans une métropole comme New York ou dans un État rural du Midwest. Nuances religieuses : les hassidim de Williamsburg et d’autres enclaves insulaires n’ont pas la même vision du monde que les Juifs libéraux et cosmopolites de Manhattan. Et d’autres encore.

Mais nous voudrions passer à une rapide description du revers de la médaille : le prix non négligeable que les Juifs américains doivent payer en guise de rançon de leur succès.

En premier lieu, il y a bien évidemment l’assimilation galopante – car si le Juif n’est plus l’Autre du non-Juif, l’inverse est tout autant vrai. Et alors pourquoi ne pas se marier, lorsque l’amour est au rendez-vous ? Les chiffres récemment publiés par le Pew Research Center donnent un taux de mariages mixtes avoisinant aujourd’hui les 60%, en constante augmentation sur les dernières décennies.

Cette réalité, que nul ne conteste vraiment, est lue différemment selon la place occupée sur l’échiquier socioreligieux : dans les mouvements non orthodoxes, et en premier lieu le judaïsme libéral et le judaïsme conservative, la pression grandit constamment afin de trouver de nouveaux moyens de promouvoir l’inclusion des couples mixtes au sein des communautés juives établies ; chez les orthodoxes, la transmission matrilinéaire du judaïsme reste un principe inamovible, on se résigne par avance à l’assimilation définitive de pans entiers de la population juive américaine.

Quel que soit le niveau de religiosité, la transmission de l’identité juive dans un contexte d’acceptation totale demande des efforts éducatifs considérables. C’est le deuxième défi que nous voulons mentionner – celui de l’éducation juive et de ses coûts exorbitants. Une école modern orthodox d’élite telle que Ramaz à Manhattan, dont la vocation est de donner à ses élèves une éducation d’un excellent niveau aussi bien sur le plan religieux que sur le plan profane, revient à près de 40 000 dollars par an et par enfant. Ail-leurs, c’est (un peu) moins cher, mais une blague désabusée affirme que le coût de l’éducation reste encore la méthode de planning familial la plus efficace au sein de la communauté juive. À ce prix-là, on réfléchit avant d’engendrer. Troisièmement, le désengagement progressif des Juifs américains de la cause sioniste. C’est particulièrement vrai des jeunes générations qui sont soumises, sur les campus des plus prestigieuses universités, au tir nourri d’une intense propagande anti-israélienne. En Amérique, de nos jours, Israël fait moins rêver que dans le passé : les mouvements non orthodoxes perçus comme illégitimes en Israël, l’occupation des territoires souvent jugée moralement problématique, et d’autres sujets encore, contribuent tous à ce désenchantement. Le projet Birthright, financé par de grands philanthropes juifs, permet chaque année à des milliers de jeunes Juifs américains de se familiariser avec la complexe réa-lité de la vie au Moyen-Orient, et parfois même d’en tomber amoureux. Mais cela reste bien insuffisant.

Il est temps de conclure. Quelles sont les perspectives d’avenir pour le judaïsme américain ? Les mouvements juifs libéral et conservative, qui évoluent dans un contexte d’acceptation maximale au sein de la société environnante, sont porteurs d’un projet religieux qui peine à freiner les tentations assimilationnistes et souffrent d’un net désavantage compétitif en termes de natalité, font face à des vents contraires importants. Il semble acquis que le judaïsme américain de demain sera beaucoup plus orthodoxe que celui d’aujourd’hui. Mais cette orthodoxie future pourrait bien réserverdes surprises. Libérée d’une grande partiede la compétition sociale actuelle, l’orthodoxie américaine de demain pourrait se révéler bien plus hardie que celle d’aujourd’hui, se diversifier et récupérer à son compte une version plus modérée de l’héritage inclusif et universaliste des mouvements juifs progressistes. Les premiers signes, encore timides, de cette possible évolution existent déjà. Le meilleur de deux mondes, en somme : un nouveau rêve américain ?

Publié le 09/08/2019


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