Le lieu de l’identité juive se joue dans l’étude plus que dans la résidence sur un territoire donné. Cette identité procède de l’élaboration d’une pensée en lutte permanente avec ses propres mythes. Le Juif est l’être qui se sait en exil même sur sa propre terre.
L’exil est une souffrance et il semble admis que l’être humain aspire à un chez soi, à un lieu où quelque chose comme vivre en accord avec soi-même est possible, où l’on est délivré du fardeau d’être un étranger. Il semble également normal que ce lieu prenne la forme, réelle ou fantasmée, d’une terre – comme s’il s’agissait de retrouver, par la grâce du lieu, l’identité perdue ou désirée. Où le Juif est-il chez lui ? À suivre le récit toraïque, ce lieu semble être la terre d’Israël, terre de la Promesse, lieu par excellence de l’accomplissement du projet, par rapport à laquelle tout autre lieu est un lieu de galout, d’exil en attente de retour. Or si cette terre est porteuse d’une telle charge messianique, définit-elle pour autant un chez soi ? Est-elle l’élément décisif qui sépare l’identité de l’étrangéité ? Par l’étude d’un commandement singulier lié à la terre d’Israël, nous chercherons à dégager quelques éléments de réflexion.
Au début du chapitre 26 du Deutéronome, la Tora énonce le commandement des bikourim qui consiste en l’obligation pour le propriétaire d’un champ d’appor-ter chaque année au Temple les prémices de sa récolte. Les premiers fruits sont ainsi soustraits à la consommation pour être offerts à Dieu, par le biais des cohanim. On pourrait dire sommairement qu’il s’agit d’une reconnaissance, par le don, que la récolte, fruit de la terre et du travail, n’est pas un dû mais un don. Contre l’évidence que la fécondité de la terre doit revenir à son propriétaire, le don, par le geste d’extraire une chose de la circulation économique et utilitaire des biens, en la rendant à sa gratuité,rend ainsi possible qu’elle soit l’occasion d’une adresse, ou d’un sens. Comme si la possession de la terre ne trouvait pas son accomplissement dans la jouissance, mais dans ce qu’elle permet de dire. Ainsi, l’obligation du don met au premier plan la relation à l’objet – celle du propriétaire à sa récolte – au détriment de l’objet lui-même, là où celui-ci menace de prendre toute la place. La Michna (Bikourim 3, 1) dit ainsi : « Comment prélève-t-on les bikourim ? Quelqu’un descend dans son champ, et il voit une datte qui commence à mûrir, du raisin qui commence à mûrir [...] Il dit ‘’ce sont des bikourim.’’ » Risquons une interprétation : le regard, dans son immédiateté, est le vecteur d’une pulsion d’accaparement, singulièrement lorsqu’il s’agit d’une chose nouvelle et désirée, et par là même fascinante. Il doit laisser place à la médiation du langage. Là où l’individu rêverait de se laisser aller au doux plaisir de la possession, s’identifiant narcissiquement au fruit de son labeur, la Tora semble appeler à un tout autre rapport, qu’il nous importe maintenant de comprendre.
Ce commandement demandant d’apporter les bikourim est de manière remarquable accompagné d’un autre, miqra bikourim, qui consiste cette fois en l’obligation de joindre la parole au geste, en récitant un discours au moment de la déposition des fruits. Versets 5 à 10 :« Tu proclameras et diras devant L’Éternel ton Dieu : ‘’Mon père était un Araméen perdu, et il descendit en Égypte, [...] et il devint là un peuple nombreux [...] Les Égyptiens nous ont maltraités, ils nous ont opprimés, et ils nous ont imposé une dure servitude [...] Et nous avons crié vers L’Éternel, Dieu de nos pères, et L’Éternel a entendu notre voix, et il a vu notre souffrance [...] Et L’Éternel nous a sortis d’Égypte d’une main puissante [...] Et il nous a amenés vers ce lieu et nous a donné ce pays-là [...] Et maintenant, voici, j’ai apporté les prémices des fruits de la terre que l’Éternel m’a donnée. » Texte étonnant : on comprend la louange et la reconnaissance, naturelles en ce moment de plénitude et d’accomplissement. Mais que viennent faire ici l’esclavage et la Sortie d’Égypte ? Pourquoi ressasser les traumatismes du passé, à l’heure où s’ouvre une ère nouvelle, riche et libérée des servitudes anciennes ? Ne peut-on jouir paisiblement d’être chez soi sans invoquer les fantômes du passé ?
Faisons un détour, pour tâcher de répondre à ces questions. Dans une singulière mise en perspective, ce même texte de la proclamation liée aux prémices constitue, avec son commentaire midrashique, le cœur de la Hagada – le texte lu et com-menté le soir de Pessa’h, par lequel s’accomplit le commandement central deraconter la Sortie d’Égypte (cf. Pessa’him, p.116a). Comme chacun sait, la fête dePessa’h commémore la libération de l’esclavage, événement fondateur du peuple d’Israël. Mais qu’appelle-t-on raconter la Sortie d’Égypte ? On s’attendrait à un récit édifiant, capable de produire, par identification au roman ou au mythe national, l’adhésion des individus à la communauté. Au lieu de quoi les Sages ont composé un texte illisible, qui s’interroge sur comment raconter plus qu’il ne raconte, et qui dissémine jusqu’à la disparition le peu de récit restant dans un faisceau de renvois et d’interprétations. Le dispositif rituel et liturgique est complexe, foisonnant, et vise un but explicite : « À chaque génération, chacun est tenu de se considérer comme étant lui-même sorti d’Égypte », comme l’énonce elle-même la Hagada. On peut dire que la Hagada est l’inverse d’un mythe saturé de sens. Là où celui-ci fonctionne par identification, en offrant un sens immédiatement intelligible et plein, la Hagada produit un non-savoir, elle creuse un vide et, nous forçant à nous interroger, nous rend étrangers à nous- mêmes. Le mythe captive, la Hagada libère. Sortir d’Égypte, c’est d’abord sortir du mythe de la Sortie d’Égypte ; c’est l’ouvrir par l’étude à l’infini des horizons nouveaux, au présent. Raconter la Sortie d’Égypte ne consiste ainsi pas à apprendre ce qu’elle a été, mais à s’interroger sur ce qu’elle peut être, sur ce qu’est l’esclavage et comment s’en libérer. Par un renversement saisissant, les Sages (Rachi ad loc citant la Mekhilta) interprètent le verset (Exode 13, 8) : « Et tu raconteras à ton fils ce jour-là en disant : c’est en vue de ceci que Dieu a agi pour moi lorsqu’il m’a sorti d’Égypte » comme signifiant : c’est en vue de ceci, de la nuit de Pessa’h où l’on raconte la Sortie d’Égypte, qu’a eu lieu la Sortie d’Égypte. On ne raconte pas l’événement parce qu’il a eu lieu, celui-ci a eu lieu pour qu’on le raconte. Sa finalité n’est pas d’être gravé dans le marbre de l’Histoire ni d’être sacralisé dans une mythologie nationale, mais d’être indéfiniment oralisé, prononcé au présent et à la première personne par ceux qui, se l’appropriant, l’effectuent. Les Sages ont ainsi fait du récit de la Sortie d’Égypte une matrice signifiante performative, qui vise à ce que ceux qui s’en saisissent réalisent ce qui s’y dit : la libération de l’esclavage. La Sortie d’Égypte prend ainsi la forme du limoud, de l’étude elle-même. Appartenir au peuple juif en en commémorant l’acte de naissance, ce n’est pas s’identifier à une histoire ou à une tradition, mais en actualiser le sens, en faisant d’abord l’épreuve d’une désidentification. Le lieu de l’identité juive se joue ainsi dans l’étude, c’est-à-dire dans l’élaboration d’une pensée en lutte permanente avec les mythes qui l’asservissent.
Revenons aux bikourim. Pourquoi les Sages ont-ils choisi ce texte parmi les nombreux passages de la Tora relatant la Sortie d’Égypte, pour figurer dans la Hagada ? Pourquoi cette mise en abyme où nous commentons le récit fait par un autre, au lieu du récit lui-même ? Il s’agit en effet d’un texte déjà mis en situation, déjà pris en charge par un individu engagé dans un contexte, en l’occurrence un propriétaire comblé, prêt à profiter de ce que la possession de la terre et son travail lui ont apporté. C’est donc un moment de grâce, d’accomplissement : un moment proprement messianique, où tout semble se résoudre et prendre sens. Mais un tel moment est aussi celui du plus grand danger : que la plénitude devienne une finalité en elle-même, dans l’assomption narcissique de l’individu et la communion tout idolâtre avec la terre, oublieuse que celle-ci n’est que le sol d’où doit germer, par le labeur de l’homme, l’idée d’une humanité libre et juste. Ce moment fait ainsi figure de paradigme : instant fatidique où l’interprétation qui en sera donnée décidera de tout. On comprend peut-être un peu mieux ce midrash étrange, vertigineux, (Bereshit Rabba 1, 1) qui voit dans le commandement des bikourim l’une des raisons pour lesquelles Dieu a créé le monde...
Le texte proclamé, appelé à être décon- struit et déployé dans la Hagada, est donc un condensé du passage à la liberté, la matrice d’une subjectivité libre. La terre est le lieu d’une épreuve : sa fécondité n’est pas en elle-même une bénédiction, mais l’occasion d’affirmer une identité non aliénée. La Michna (Pessa’him, p.116a) enseigne : « On commence [le récit de la Sortie d’Égypte] par l’opprobre et on termine par la louange et on explique de ‘’Mon père était un Araméen perdu...’’, jusqu’à la fin du passage. » Pourquoi commencer par l’opprobre ? Pourquoi rappeler l’idolâtrie ou l’esclavage – se- lon la discussion dans la guemara quicommente cette michna – à ce moment ? La guemara (Sota, p.32b) fait une distinction subtile qui permet de mieux comprendre ce dont il est question. Se-lon son raisonnement, puisque ce pas-sage doit être proclamé à voix haute, il ne peut s’agir de honte (bousha). On apprend en effet de la prière faite à voix basse que la honte requiert la pu-deur. Elle en déduit que l’opprobre (gnout) doit être entendu ici comme souffrance (tsaar).
En effet, si la honte intime, gardée par-devers soi ou murmurée dans l’épanchement de la prière, en témoignant d’une retenue et d’une distance à soi, est une marque de liberté subjective, la honte publique – l’humiliation – est en revanche une violence qui fascine, et fige dans une sidération mortifère. L’humiliation, comme le mythe, est la production d’une image captivante qui assigne à une identité et interrompt le devenir. La guemara (Baba metsia, p.58b) enseigne ainsi : « Celui qui fait blêmir quelqu’un d’autre en public, c’est comme s’il versait son sang. » Il ne s’agit donc pas de s’humilier, mais d’exprimer une souffrance. De quelle souffrance s’agit-il ? Ce que la Hagada nous apprend, c’est que celle-ci ne renvoie pas au passé. Elle est la part irrépressible de servitude à partir de laquelle et contre laquelle unsujet advient, et dont la dénégation constitue la pire des aliénations. L’exil, l’impossibilité d’être jamais pleinement chez soi, interdit la jouissance obscène du propriétaire satisfait, et constitue ainsi, paradoxalement, la condition de possibilité pour être soi – l’écart par lequel une parole peut être dite, pour que les fruits de la terre soient une bénédiction.
Publié le 04/08/2019