Essayiste, plasticien et vidéaste, Camille de Toledo a récemment publié Herzl, une histoire européenne , un roman graphique dans lequel il s’interroge notamment sur la nature de l’attachement à la terre, l’utopie, l’identité juive et l’universel. Il répond à nos questions sur le sionisme, Israël et la diaspora.
Dans Herzl, une histoire européenne, deux conceptions entrent en dialogue : celle de Herzl qui pense que le destin des Juifs réside dans l’autonomie politique sur un territoire donné, et celle d’Ilia Brodsky, personnage de fiction proche des idées du Bund, se demandant s’il ne faut pas « garder en mémoire le sens de l’exil » et pour qui « Sion désigne le monde entier ». Où vous mène finalement votre propre réflexion ?
J’envisage un « réveil en diaspora ». Je crois qu’il en va d’un mouvement circu-laire qui est l’un des propres de l’histoire juive. La fin du XIXe siècle au cœur du livre « Herzl » est le temps où s’amorce la renaissance nationale, le mouvement vers la promesse, vers la terre, vers une certaine interprétation de ce que beaucoup de cœurs – et chœurs juifs – prennent alors, à l’Est, pour la charte nationale divine – la Tora – à laquelle le moderne Herzl redonne une nouvelle formulation. La coupure avec ce qui était devenu bien plus qu’une terre d’Exil, l’Europe, avec ce qui était devenu un foyer séculaire, s’aggrave au XXe siècle. Auschwitz est le nom de cette aggravation et de cette coupure qui semble terminale, alors, entre le judaïsme et l’Europe. Mais l’histoire est aussi une histoire de résilience. Et le projet national, le nom Israël sont les noms de cette résilience. En 1948 et dans les années qui suivent, quelque chose se relève de la mort, de la détresse, de l’effroi, de la destruction généalogique. Une autre généalogie prend le relais. Cette généalogie nouvelle et ancienne pour reprendre le sens du deuxième livre de Herzl – « Nouveau Pays ancien » – va entamer un mouvement pour monopoliser le destin juif, le rabattre sur la nation, sur l’État, et plus précisément sur un « État de guerre », un « État en guerre ». Ce que je désigne par ce nouveau cycle historique d’un « réveil en diaspora » est un moment de bascule, en miroir de la fin du XIXe siècle, où nous avons à relancer un universel depuis la diaspora ; car aucun universel ne peut être formulé valablement depuis une nation. Que ce soit Israël ou la France ou les États-Unis, la nation est toujours le lieu d’un rapt de l’universel. Il faut pour relancer une pensée du monde, une pensée pour le monde – un monde très abîmé par nos usages, nos techniques, nos industries, nos appropriations –, il faut parler depuis un lieu fragile, un lieu « entre », un lieu menacé ; c’est ce lieu du non-pouvoir, de l’exil, qui permet de formuler cette pensée. C’est en ce sens que la croyance dans un destin juif, ce balancier de l’histoire juive, et la nécessité écologique se relient pour justifier ce « réveil ». Là réside le sens de la phrase écrite par Ilia Brodsky dans son testament : « Et que Sion devienne la terre tout entière, la seule que nous ayons » : si Sion = terre, alors, il faut nous relier à cette terre autrement – et je vise ici la terre toute entière – en nous vouant à elle pour que ses ressources vivent, pour que les espèces cessent de mourir, pour que les forêts soient replantées, pour que les océans soient nettoyés, pour que nous changions notre usage du monde. Telle serait la formulation d’un « sionisme écologique » qui se rouvre au monde, à la terre tout entière, depuis le plus étroit de la promesse, depuis la crispation sur un morceau de cette terre, pour revenir au monde non dans les termes de l’appropriation, de la peur, de la sécurité, des droits, mais dans les termes d’une ré-alliance avec les éléments : les pierres, les sols, les forêts, les lacs, les rivières, les océans, les glaciers... N’est- ce pas ce que les jeunesses d’Europe de-mandent dans les manifestations pour le climat ? Or, je pense qu’il se produirait un grand changement si nous ajoutions à cette énergie de transformation la force d’une réinterprétation des textes et d’une croyance.
Le salut intellectuel du judaïsme ne réside-t-il pas dans une double polarité, un judaïsme israélien et un judaïsme de diaspora, en dialogue fécond, comme jadis Jérusalem et Babylone, permettant à l’identité juive de ne pas se dissoudre dans une identité nationale et de conserver quelque chose du nomadisme constitutif du fait juif ?
La complémentarité est encore trop statique. L’histoire juive, c’est l’histoire de ce balancier dynamique, de cette tension entre l’Exil et la Nation. Mon prénom juif est Joseph. Joseph, son destin est de vivre en exil et d’éclairer le judaïsme depuis l’exil. Lorsque Martin Buber et bien d’autres avec lui se sont mis à travailler pour la « Fraction démocratique », et pour une renaissance culturelle juive, ils pensaient pouvoir allier, comme beau-coup d’hommes de leur temps, un projet national avec la formulation d’un universel ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette jonction de l’élection – les droits, la souveraineté d’une nation – et d’un message universel a toujours très bien fonctionné ; j’évoquais la France qui excelle dans cette façon de se percevoir comme un pays du génie, de l’exception, et en même temps en étant un pouvoir colonial, impérial, qui a dominé et asservi des pans entiers de la terre. De même pour les États-Unis qui ont, depuis les Pères fondateurs, toujours été excellents pour se présenter comme un phare de l’humanité en assassinant et tuant hors de toute légalité. Israël n’est pas différent. C’est un pays qui est né d’un magnifique espoir de jonction entre la nation et l’éthique, entre l’universel et le singulier, entre le Je et le Tu pour reprendre les termes du livre de Buber, mais qui, face à la menace, est devenu un « État d’exception » dans tous les sens du terme ; un État qui détruit les principes éthiques qui l’ont porté, qui viole les droits humains, quine respecte pas les principes d’égalité.C’est tragique, mais c’est ainsi. Et c’est à rebours de ce tragique de l’histoire, de cette fin du rêve éthique de la nation, que la diaspora a un rôle à jouer ; re-lever ce pari éthique et penser, depuis l’exil, la réalité des existences qui sont entre des langues, entre des cultures. Le monde végétal, animal, humain est tissé de sédentarités et de migrations, d’appropriations et de désappropriations, de vies prédatrices et de vies éthiques. C’est cette vie tissée, fragile, depuis un lieu toujours menacé, diasporique, qui peut aider à formuler les termes d’une nouvelle habitation du monde.
Quel est, selon vous, le rôle de la diaspora, si l’on veut bien la considérer autrementque comme un « réservoir » d’immigrantspour l’État d’Israël ?
Je vous invite à considérer les choses ainsi. Nous savons qu’en 2050 nous serons vraisemblablement 10 milliards d’êtres humains sur la terre. Pour ce qui est d’Israël, les statistiques dont nous disposons sont les suivantes : 650 000 Juifs en1948 et 6 millions 446 000 aujourd’hui. Il suffit de voyager dans le pays pour sentir cette pression démographique. Il me vient ici l’image du cimetière de Har HaMenuchot que l’on voit en arrivant à Jérusalem, dans les derniers virages, où l’on sent combien les morts, les inhumations se nouent à la terre.La terre en Israël et partout ailleurs estfatiguée. On sent le poids des humainsqui tirent partout sur les ressources.La logique du « réservoir » que vous évoquez trouve ici sa limite. C’est une limite qui n’est pas seulement éthique ou politique – vis-à-vis des plans de partage de la Palestine – mais écologique. La dernière fois que j’y étais pour pré- senter Herzl, une histoire européenne, le pays m’a fait penser en bien des endroits à la Californie, qui est aujourd’hui saturée par la présence humaine, où les feux s’y déclarent notamment à cause de cette surcharge urbaine, de cette extension des constructions, de ce prélèvement sur les autres espèces. On peut bien sûr encore envisager comme mon père voulut le faire de partir vivre dans ce qui reste un pays magnifique – magnifique et brutal – mais, à terme, on sent bien que l’on se heurte à une limite, celle de l’anthropocène, celle d’une terre épuisée. C’est aussi de ce point de vue- là qu’il faut cesser d’avoir cette logique pionnière, coloniale, en tout. Il importe de commencer par repenser en son lieu, à partir de ce lieu où le destin nous a posés, pour retisser des liens et non les défaire plus encore. Cela vaut pour celles et ceux qui sont nés en Israël. Mais cela vaut aussi pour celles et ceux qui sont nés en diaspora. Il y a un mot yiddish que j’aime beaucoup : « doïschkeit », le fait d’être là, d’être tombé là, en un lieu où l’on est tombé, où l’on est né. C’est cette doïshkeit, ce fait d’être là, qui est à penser.
Votre roman graphique se passe en Europe de l’Est. Le judaïsme séfarade a-t-il eu, historiquement, une approche différente du sionisme et peut-il être sensible au « réveil en diaspora » que vous évoquez ?
Aujourd’hui – et c’est une des tensions que maintiennent celles et ceux qui voudraient tenir les frontières entre Gentils et Juifs, mais aussi entre ashkénazes et séfarades – si je prends comme épicentre de la vie juive la conscience de ce que nous avons appris à connaître sous le nom de « Auschwitz », alors, le monde est juif ; les Gentils et les Juifs, les ashkénazes et les séfarades, tous vivent dans cet « après » ; dans cette mémoire. Toutes les nations sont, de ce point de vue, dans un partage ou un conflit vis-à- vis de cette épreuve de la destruction. Il y aurait donc à mon sens de fortes raisons de penser du partage plutôt que de la confrontation mémorielle, de la conver-gence plutôt que de la divergence. D’autant que, comme c’est mon cas, il y a eu au fil du siècle des croisements ; beaucoup de de Toledo, par exemple, ont été déportés depuis Paris, depuis la France, alors qu’ils y étaient venus vivre en quittant l’Empire ottoman. Il y a eu des mariages de telle façon que j’ai entendu du ladino etdu yiddish dans mon enfance. Mais vous avez raison, si l’on remonte à l’époque de Herzl, le rapport au sionisme est profondément différent. N’oublions pas que ce que nous appelons « ashkénazes » ou « séfarades », ce sont des hybridités : des formes d’imprégnations et de croise-ments entre la culture juive et un entour, entre une langue juive et d’autres langues. Or ce sont ces multiples formes d’hybridations qui vont être heurtées à un rythme différent par l’oppression, la discrimination. C’est parce que des récits de pureté culturelle, nationale, raciale contaminent l’Europe, que les communautés juives d’Europe centrale et orientale cherchent, notamment avec Léon Pinsker, une issue et une voie nationales. Et c’est parce que la cohabitation dans le monde arabo-musulman et ottoman devient de plus en plus impossible, après la Seconde Guerre mondiale, que le sionisme gagne l’autre côté de la mer.
Vous vivez à Berlin, où l’on croise de nombreux Israéliens. Est-ce selon vous une mode éphémère ou une reconstruction légitime ?
Je ne vois pas l’histoire en termes de dettes et de contre-dettes, de destructions et de réparations. Je crois en re-vanche qu’il y a des spectres qui viennent du passé. Il suffit de marcher dans les rues de Berlin pour le sentir. Si j’en crois les noms sur les pavés qui cherchent à maintenir le souvenir de celles et ceux qui ont été déportés, Berlin est une ville juive, spectralement juive. Il me semble que c’est cette histoire qui appelle les nouvelles générations ; ces spectres, ces présences, ce temps européen de la vie juive qui a été enfoui dans une logique post-traumatique et qui revient. Voilà où pointe, si vous voulez, la psycho-politique. Nous sommes les enfants des traumatismes du passé. Les scripts enfouis remontent, nous voulons reprendre attache avec certains lieux. La psycho-généalogie qui travaille sur les descendants des survivants le sait. Elle l’observe dans un champ intime. Mais tout ce qui est intime finit par se manifester sur un plan politique. Il y a eu un attachement très fort – à commencer par la langue, le yiddish – de la vie juive et de la vie allemande. Et ce que nous cherchons, dans un monde qui produit du dés-attachement, qui détruit, qui défait des liens, par la guerre, par les transformations techniques, c’est ça : nous cherchons à retrouver des attaches. C’est la forme de ce ré-attachement au monde qui est l’enjeu des années à venir. Et c’est à l’égard de ce ré-attachement que l’existence diasporique a quelque chose à penser.
Publié le 23/07/2019