Numéro 1 - Retour au sommaire

L’audace des outsiders : les cinéastes juifs

Ecrit par Ophir Lévy - Historien du cinéma

Qu'est-ce qui, dans l'audace dont firent preuve les grands cinéastes d'Hollywood, tient  à l’origine juive d'une grande partie de ces créateurs ?

«Nobody’s perfect...» 

Sans doute est-ce l’une des répliques les plus célèbres, spirituelles et audacieuses de l’histoire du cinéma.

Dans la toute dernière scène de Certains l’aiment chaud (1959)de Billy Wilder, le vieil Osgood se réjouit, à bord de son yacht, de son mariage prochain avec Daphné. Mais il ignore qu’en vérité cette dernière se prénomme Jerry (celui-ci ayant dû se travestir en musicienne blonde platine afin d’échapper, avec son compère Joe, aux gangsters qui étaient à leurs trousses). Souhaitant refroidir les ardeurs du sexagénaire, Daphné/Jerry lui oppose successivement le fait qu’elle est une fausse blonde, qu’elle fume sans arrêt, qu’elle a mené hors mariage une vie dissolue et, enfin, qu’elle est stérile. Mais le vieil homme s’en moque éperdument. À bout d’arguments, Daphné/Jerry espère détruire toute perspective de mariage en ôtant sa perruque et en révélant d’une voix grave à son prétendant : « Vous ne comprenez pas, Osgood, je suis un homme ! » Ce à quoi, après un coup d’œil furtif surJerry, le vieux millionnaire rétorque sans se démonter : « Well, nobody’s perfect... » Cette réplique culte, qui est le fruit du travail conjoint de Billy Wilder (né Samuel Wilder dans l’empire austro-hongrois) et de son scénariste I. A. L. Diamond (né Itzek Domnici dans une petite ville roumaine située près de Jassy), illustre à merveille le vent d’audace que les auteurs juifs ont insufflé au sein du cinéma américain. À travers, notamment, cet humour déconcertant qui, en un mot d’esprit, parvient à condenser tout à la fois provocation, sens de l’absurde et invitation à déjouer nos catégories de pensée. Un humour dont les meilleurs représentants sont Groucho Marx, Ernst Lubitsch, Woody Allen ou encore, sur un versant plus radical, Lenny Bruce (magnifiquement interprété à l’écran en 1974 par Dustin Hoffman dans Lenny de Bob Fosse). Mais par-delà l’exercice d’autosatisfaction consistant à attribuer aux cinéastes juifs, du fait même de leurs origines, un immédiat supplément d’âme en matière d’intrépidité morale, de finesse d’analyse et de hardiesse esthétique, il convient de se demander ce qui, de cette audace, tient effectivement à l’origine juive des créateurs en question.

Remontons aux premières années du cinéma. Comme l’a montré Neal Gabler dans son passionnant ouvrage Le Royaume de leurs rêves. La saga des Juifs qui ont fondé Hollywood, les créateurs des grands studios étaient tous des Juifs ayant fui la misère d’Europe centrale et orientale. Universal Pictures fut ainsi fondée par Carl Laemmle (né en Allemagne), Paramount Pictures par Adolph Zukor (né dans un petit vil- lage hongrois), la Fox par William Fuchs(hongrois lui aussi), la MGM par Louis B. Mayer (né en Russie) et enfin le studio Warner Brothers par les fils d’un immigré polonais. À la tête des majors trônaient donc des Juifs nés dans la pauvreté dont la principale audace fut d’ordre entrepreneurial. Méprisé par les élites culturelles et souffrant d’une réputation douteuse, le cinéma était dans les années 1910-1920 l’un des rares milieux où les Juifs étaient admis. Ils surent croire et investir dans une industrie que tant d’autres estimèrent indigne et sans avenir. Du fait de leur passé d’immigrants et de travailleurs pauvres, les patrons des studios comprenaient le goût du grand public (lui-même modeste). Neal Gabler souligne ainsi qu’à travers le cinéma ces outsiders venus des shtetls se créèrent un empire où ils furent enfin chez eux. Le paradoxe est que ces immigrants juifs ont projeté sur les écrans l’image fantasmée de leur Amérique (dans des films où les pères étaient forts, les familles stables, les héros débrouillards, séduisants et déterminés) et qu’en retour cette projection allait définir l’imaginaire de l’Amérique elle-même, le rêve américain.

À cette époque, la présence importante des Juifs à Hollywood servit d’argument aux antisémites qui y voyaient les principaux corrupteurs des valeurs américaines. Comparé à Babylone, le monde du cinéma passait pour être celui de toutes les dépravations, favorisées par l’argent et la moralité bien peu chrétienne de ses dirigeants (l’affaire Weinstein a récemment ranimé ce type de discours aux relents antisémites). En France, Bernard Natan, de son vrai nom Nathan Tanenzapf né à Jassy en Roumanie, qui dirigea la société Pathé Natan entre 1929 et 1935, fut lui aussi accusé d’être un pornographe (la propagande de Vichy enfera d’ailleurs le symbole de l’influencenéfaste des Juifs et, après un procès infamant, Natan sera déporté à Auschwitz en septembre 1942). Mais, outre les cris d’orfraie d’une bigoterie prompte à fantasmer en tout cinéaste ou producteur juif un agent de la décadence, il faut reconnaître à certains d’entre eux un grand talent de subversion des carcans moraux les plus étriqués. L’audace retrouve ici l’une des connotations, en l’occurrence érotique, que lui prête notre langue (un regard audacieux, les audaces d’unamant). Ernst Lubitsch, fils d’un tailleur juif berlinois, fut certainement le réalisateur qui, durant les années 1930-1940, porta au plus haut degré de sophistication l’art de la suggestion sexuelle (en un temps où le Code Hays régissait strictement toute représentation des comportements amoureux). Comme Erich von Stroheim, Max Ophuls ou Billy Wilder, Lubitsch était originaire d’une Mitteleuropa qui, loin du puritanisme américain, avait vu se développer dans le domaine de l’art (Schiele, Klimt, Schnitzler, Zweig) et des sciences humaines (Nietzsche, Marx, Freud) une mise en cause radicale des valeurs morales admises passant par une attention particulière accordée au corps et à la sexualité. Quelques décennies plus tard, à la manière d’un Philip Roth, Woody Allen introduira dans cette préoccupation centrale pour la sexualité une dimension plus spécifiquement juive : le rapport angoissé à la mère (par exemple dans Le Complot d’Œdipe où le visage géant de la mère du personnage apparaît dans le ciel de New York) ou encore le sentiment d’être, dans le domaine de la séduction, un outsider n’ayant que son humour pour seule arme face aux garçons WASP  et athlétiques, dont les manières sont parfaitement aristocratiques.

Une dernière forme d’audace découle des deux précédentes : elle est d’ordre esthétique. Nombre d’artistes juifs qui placèrent leurs espoirs dans une révolution politique qui leur promettait l’égalité des droits et annonçait un monde meilleur se figurèrent qu’un tel bouleversement ne pouvait être qu’accompagné d’une révolution esthétique (Mandelstam, Chostakovitch, Eisenstein, Vertov). Mais le verrou stalinien cadenassa rapidement toute velléité avant-gardiste. Aux États-Unis, la créativité des cinéastes juifs et de leurs collaborateurs (scénaristes, musiciens, décorateurs, techniciens) releva notamment de leur capacité à importer et acclimater les traditions esthétiques et les expérimentations formelles des pays dont ils étaient originaires. En somme, longtemps relégués aux marges des sociétés dans lesquelles ils s’efforçaient de s’intégrer, les artistes juifs firent de cette position d’outsiders un lieu privilégié depuis lequel ils surent observer, critiquer et, dans une certaine mesure, refaçonner les dites sociétés.

Publié le 09/11/2018


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=12