Le rabbin Rivon Krygier dirige la communauté parisienne d’Adath Shalom, première communauté massorti en France. Il a publié plusieurs ouvrages dont, récemment, La Haggada aux quatre visages, illustrée par le peintre Gérard Garouste. Il répond aux questions de L’éclaireur concernant le rôle de la diaspora.
Quelle a été historiquement et quelle est aujourd’hui la position du judaïsme massorti concernant Israël et l’alya ?
C’est aux États-Unis que le mouvement appelé là-bas « conservative » a pris son envol au début du XXe siècle. Sabato Morais et Solomon Schechter, les deux premiers présidents du fameux Jewish Theological Seminary of America, ont été d’emblée d’ardents sionistes. C’était une différence marquante avec le mouvement réformiste d’alors. Ce soutien appuyé au projet national ne provoqua pas pour autant un mouvement d’alya car les Juifs américains issus en bonne part de l’émigration européenne de l’Est et de Russie avaient à cœur de s’intégrer là où ils venaient de débarquer, les yeux éblouis par le rêve américain. Il y eut quelques implantations timides en Israël et depuis une quarantaine d’années quelque quatre-vingts groupes ou communautés se sont constitués sur l’ensemble du territoire, formés en partie de l’émigration américaine et en partie de natifs et émigrants d’autres pays. Le devenir de l’État d’Israël est vraiment au cœur des valeurs du mouvement massorti car il représente le plus grand espoir de survie et d’épanouissement du peuple juif, surtout après le traumatisme de la Shoah. L’idéal de la déclaration d’indépendance qui consiste à allier judaïsme et démocratie correspond précisément à notre vocation qui vise à allier tradition et modernité. Aujourd’hui, nous sommes inquiets de l’érosion des valeurs démocratiques en Israël, en raison de la montée en puissance des radicalismes religieux et nationalistes. Mais, à vrai dire, cette dégradation s’inscrit dans le cadre d’une problématique globale qui ronge tout l’Occident et ses zones d’influence. C’est une crise de civilisation qui doit alerter tous les démocrates.
Quel est, selon vous, le rôle de la diaspora, si l’on veut bien la considérer autrement que comme un « réservoir » d’immigrants pour l’État d’Israël. Autrement dit, y a-t-il un salut hors d’Israël pour un Juif désireux de vivre pleinement son identité ?
Je fais une réponse talmudique en vous disant oui et non ! Non, parce qu’en diaspora, dans la société de consommation uniformisante et accaparante que produit la cité occidentale, l’assimilation est galopante. Entendons par là le fait qu’un nombre considérable de personnes juives perdent peu à peu tout contact avec les centres de la vie juive et que leurs enfants finissent par perdre tout intérêt pour leur patrimoine identitaire. Le tissu communautaire se disloque et disparaît peu à peu. On pourrait épiloguer longuement sur les causes de cette agonie annoncée et pointer les responsabilités des dirigeants communautaires. Mais cela n’a aucun sens de chercher des coupables. Et, bien que je sois plutôt pessimiste en la matière, je ne suis pas pour autant résigné. Il faut s’interroger et se mobiliser pour redonner goût et sens au judaïsme, à sa vie culturelle, spirituelle et sociale, sans avoir à choisir de manière binaire entre le ghetto et la déshérence. C’est pourquoi je réponds également par un oui appuyé à votre question. Qui veut aujourd’hui vraiment cultiver son judaïsme dispose de formidables outils où qu’il soit. Grâce aux réseaux sociaux et aux sites de qualité sur Internet, grâce à la production littéraire et aux nombreuses traductions disponibles et à la facilité de voyager, on peut apprendre un tas de choses. Notamment renouer avec l’hébreu, voire d’autres langues juives, car toute la saveur d’une culture se goûte avec sa langue ! Mais rien ne remplace le fait de rejoindre une communauté vivante où l’on se sent bien, qu’elle soit religieuse ou non, culturelle, sportive ou que sais-je, quelle qu’en soit l’obédience. Quand on s’investit, on retrouve le souffle et la vie du peuple juif. Le rabbin Léon Askénazi (« Manitou ») dont j’ai été l’un des proches était très sioniste et néanmoins soucieux du devenir des Juifs de diaspora. Je cite souvent son savoureux mot d’esprit : « Tout Juif est juif, même les Juifs pieux et y compris les Juifs non sionistes, les Juifs enrhumés et les Juifs philatélistes... »
Quelles sont, en matière de judaïsme et de pensée juive, les innovationset les réflexions issues de la diaspora contemporaine qui peuvent bénéficier au judaïsme en général ?
Ici et là, encore, en diaspora, émergent de brillants écrivains, artistes, chercheurs, penseurs. Mais la déperdition socioculturelle dont je parle induit une perte considérable de vitalité et de créativité. Je ne vois pas la production majeure d’une culture diasporique originale, ou disons qu’elle tend à s’amenuiser. Le centre de gravité est passé du côté d’Israël. C’est là désormais que l’essentiel se passe, sur tous les plans : musique, danse, cinéma, littérature, recherche (et découverte !) universitaire dans tous les domaines, notamment les matières juives. En diaspora, on en capte quelques échos, mais souvent avec grand retard. Pour aller au fond de votre question, mon souhait serait que la diaspora se relève et persiste. Sans doute suis-je un lointain disciple d’Ahad Ha-âm (1856-1927). Brillant écrivain et penseur de l’émancipation nationale, il n’en était pas moins convaincu de la fécondité d’une relation organique entre un État, foyer et centre du monde juif, et les communautés d’exil. Et pourquoi une diaspora, devenue périphérique, conserverait néanmoins toute son importance ? Parce que l’immersion au sein des nations est ce qui permet au peuple juif, et notamment à l’État d’Israël, de conserver sa vocation universaliste. N’oublions jamais que, déjà dans la Tora et plus encore dans les livres prophétiques de la Bible, couve le rêve d’une nation juive qui soit une « bénédiction pour toutes les nations ». Je songe à ce magnifique passage : « Il arrivera dans la suite des temps que la montagne de la maison de l’Éternel sera établie en tête des montagnes. Alors toutes les nations afflueront vers elle, et s’achemineront des peuples nombreux qui s’exclameront : « Venez, montons à la montagne de l’Éternel, qu’Il nous enseigne Ses voies et que nous suivions Ses sentiers ! » Car de Sion vient la Tora et de Jérusalem la parole de l’Éternel. Il jugera entre les nations. Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation et on n’apprendra plus l’art de la guerre » (Isaïe 2,2-4). Le Talmud précise que chacun des membres du sanhédrin (cour suprême) se devait de connaître l’une des soixante-dix langues des nations de la terre. C’est parce que le peuple juif vit au sein des nations, tantôt intégré tantôt rejeté, qu’il en connaît les esprits. C’est par cette expérience qu’il apprend à penser la relation de coexistence, à comprendre les diverses mentalités et à en tirer une sagesse. Le peuple juif est « peuple-monde », selon l’expression de l’historien Simon Dubnow (1860-1941). Chaque Juif de diaspora qui s’imprègne de la culture ambiante peut en devenir un fidèle représentant, en en puisant comme en lui apportant le meilleur. Il peut être l’ambassadeur des valeurs juives auprès des nations et apporter le génie de chaque nation à Israël. Un Étatjuif replié sur soi ferait oublier sa raison ultime d’être. La diaspora le lui rappelle. Elle est son trait d’union.
Publié le 16/07/2019