Deux attitudes existent au sein du judaïsme : celle du repli identitaire et celle de l’ouverture à l’universel, qui n’exclut pas de préserver son identité. La coexistence de ces deux modalités, que permet la coexistence des communautés de diaspora et de l’État hébreu, fait la richesse du judaïsme.
Israël est aujourd’hui le nom d’un État. C’est aussi le nom d’un peuple présent sur toute la terre, en Israël y compris. Des non-Juifs y sont parfois mêlés par le hasard de la coexistence, non-Juifs nécessaires aussi pour accomplir certaines tâches : la fonction du shabbes goy est ainsi un petit miracle anthropologique puisque à un autre que soi, à un étranger, sont reconnus une fonction, une place, un discours. Et avoir une place, digne s’entend, pas celle de l’esclave, est le plus important de tout. Israël est aussi le nom d’un personnage de la Bible, le nom que reçoit Jacob lui-même après son combat avec l’ange – combat qu’est le Talmud tout entier, dit Emmanuel Levinas –, qui le laisse claudiquant. La claudication est bien sûr une figure structurale de l’humain : on la trouve chez Œdipe, on la trouve chez Jacob-Israël, et ailleurs dans bien d’autres grands récits. Ni ange ni bête, l’homme boite, un pied dedans, un pied dehors.
On trouve cette petite dispute dans le Talmud de Babylone, qui aime parfois les fables : rav Na’hman et rav Yéhouda conversent. Rav Na’hman a passé la journée, sous un fort soleil, en terrassement, plus exactement à construire une forme de balustrade, appelée en hébreu ma’aqé. C’est du reste un commandement – mineur, s’il existait des commandements mineurs… – de la Tora (Deut. 22,8). Il faut protéger les autres, et soi-même, contre la chute. Na’hman est un homme très reconnu, savant dans son ordre et par ailleurs parfaitement au courant du fait qu’il n’est pas digne d’un chef rabbinique de travailler manuellement en public, mais qui estime – à quoi bon sinon avoir de l’autorité ? – avoir le loisir de le faire. Il bâtit donc avec un peu d’ostentation sa ‘gundryza, comme il dit en persan. Le mot exotique éclate entre les deux hommes à la façon d’une petite bombe.
Le langage est ainsi, nous a appris l’écrivaine Nathalie Sarraute, composé de micro-violences, qu’elle appelait tropismes, comme si des courants électriques circulaient sans cesse et qu’un mot seul pouvait les polariser. Un mot peut être une torpille et une relation ne pas s’en remettre. L’hébreu pour balustrade a un mot simple, inscrit dans le Livre, et voilà que Na’hman fait entendre un vocable rare et du plus haut persan comme un ramage. Na’hman vit à Babylone, en exil, il éprouve peut-être le charme discret de l’Empire et de ses prestiges, dont la langue fait partie. Et puis Israël est loin, à ce moment de l’exil, sans doute est-il devenu inaccessible, on veut dire Israël comme État et non comme civilisation qui, telle, n’a jamais dépendu ainsi de la Terre promise. C’est un événement – et bien sûr pas seulement pour les Juifs – qu’un État ait été en 1948 de nouveau possible. Na’hman se construit en public un parapet : veut-il juste appliquer la Loi, mais il le fait alors de façon un peu démonstrative, ou veut-il se protéger de l’environnement culturel de la splendide Perse, quitte à le faire dans la langue locale dont il doit montrer urbi et orbi la maîtrise qu’il en a ? Le parapet est juste là pour garder le salut de la pointe de son âme et son intégrité.
Na’hman, le prénom, a lui-même de l’ampleur quand on l’entend. Il vient du verbe qui signifie consoler. Na’hman, le consolateur, car, dans l’exil, il faut se consoler, fût-ce dans un peu de prétention ou d’emphase dans les mots.
Yéhouda, c’est l’inverse, c’est le Juif qui n’oublie jamais qu’il est en exil. Aucun mot persan ne le console, seule la Loi et la langue dans laquelle elle a été écrite comptent. Il est plus étroit, ou plus national, comme le dit son nom, que Na’hman.
Na’hman a bien repéré cette colère de Yéhouda et en rajoute. Il lui demande s’il veut manger un ‘itrunga pour se désaltérer. Rav Yéhouda rétorque : « Quiconque dit ‘itrunga a un tiers d’arrogance. » « Il faut dire ‘etrog comme les rabbis ou ‘etroga comme le peuple ! » précise-t-il. Rav Na’hman, piqué et têtu, lui demande alors, non sans un peu de provocation, s’il veut un ‘anbag . À nouveau, Rav Yéhouda lui réplique, avec davantage de brusquerie encore : « Méprises-tu l’‘ispargis, comme disent les rabbis, ou l’‘anpaqa comme dit le peuple ? »
La loi du langage est tombée : pas de mots persans. La question sera bien plus rude avec le grec, dont on peut apprendre la langue mais non la sagesse, et « il faut distinguer la sagesse grecque de la langue grecque » (traité Baba kamma, p.83a). L’exil doit ici encore réclamer la prudence et les bonnes séparations qui sont toujours à refaire.
Les deux rabbins sont les deux pieds éternels du judaïsme, ce vieux claudicant. On les trouve sous mille avatars. Le fondement politique de la Tora est assez simple : il y a deux peuples, ou plus exactement deux alliances, l’alliance abrahamique, l’alliance de la chair, et l’alliance mosaïque, sinaïtique, qui est l’alliance politique et en somme d’adhésion. Yéhouda et Na’hman. Hors de cette dualité, pas d’Israël. Quant aux citrons-cédrats, ils sont acides partout sur la terre, en-deçà ou au-delà des Pyrénées, comme disait Pascal. Des Pyrénées ou du Sinaï.
Publié le 12/07/2019