Numéro 4 - Retour au sommaire

L'axiomatique du gardien

Ecrit par Entretien avec Danny Trom

Danny Trom est chercheur au CNRS. Il s’intéresse aux aspects sociologiques de l’expérience politique et s’est notamment penché sur la tradition politique juive. Très récemment, il a publié La France sans les Juifs où il pose les bases d’une sociologie politique de l’émigration.


Dans votre livre Persévérance du fait juif, vous expliquez, à partir du commentaire rabbinique du Livre d’Esther, ce qui a permis au peuple juif de traverser les siècles. Quelle leçon nous donne la tradition juive en matière de « politique de survie » ?

On pense souvent que les Juifs n’ont pas développé de tradition proprement politique. Pourtant, le Livre d’Esther a été lu par les Juifs en exil comme une espèce de traité politique de substitution, ce dont témoignent les commentaires qui lui ont été consacrés. Puisque cette chronique se déroule en exil, elle s’offrait une sorte de miroir de leur condition précaire. L’exil n’est pas un choix mais une contrainte consécutive à la défaite. Il convenait donc de s’y adapter, de trouver un moyen de survivre, de persévérer collectivement malgré et par-delà la défaite. Le commentaire rabbinique, pris dans un sens large, du Livre d’Esther doit être compris comme une enquête sur les moyens de survivre en exil, sans territoire, sans royaume, sans temple, sans gouvernement. Les historiens ont été très attentifs à la manière dont les Juifs ont pensé à composer avec la loi du pays étranger dans lequel ils étaient dispersés. L’adage « dina de malkhuta dina » (la loi du royaume est la loi) concentre le compromis : un peuple qui observe la loi dont son roi (Dieu) l’a gratifié et qui respecte, sans contradiction, la loi du royaume qui s’impose à tous. Dans mon ouvrage, j’analyse la manière dont les Juifs sont, en exil, confrontés non seulement à deux lois, mais à deux rois, deux autorités politiques, à l’égard desquels ils doivent être fidèles. Du corpus des commentaires rabbiniques d’Esther, j’ai extrait une théorie qui ne se donne pas telle qu’elle mais qui dessine une solution capable de garantir la survie des Juifs. J’ai nommé ce dispositif « axiomatique du gardien ». Il procède de la question de savoir à qui échoit la protection des Juifs. C’est pourquoi la figure du roi est au cœur du commentaire rabbinique d’Esther. La réponse est que cette fonction de protection, en exil, est partagée entre le roi des rois (Dieu) et le roi territorial. Se pose alors la question de la circulation de cette fonction entre les deux instances. Ce que l’historien Y.H. Yerushalmi a appelé l’« alliance royale » en procède. Par expérience, l’hostilité à l’égard des Juifs émane de la populace ou de pouvoirs intermédiaires, de sorte que les juifs s’allient au pouvoir suprême. Ils troquent leur allégeance politique contre une protection. La structure est triangulaire. Lorsque la situation se dégrade, lorsque survient la crise, les Juifs ont là aussi développé des modes d’intervention directement calqués sur le Livre d’Esther, afin de rétablir le compromis. Un intercesseur surgit afin de plaider la cause des Juifs auprès du pouvoir suprême. Dans mon ouvrage, je tente de montrer que cette structure triangulaire traverse l’histoire de l’Europe, qu’elle perdure malgré les transformations de la souveraineté qui la caractérise. La tradition du gardien est demeurée stable. Elle a été efficace malgré tous les changements de configuration politique.

La Shoah n’apporte-t-elle pas un démenti quant à la pertinence de l’art ancien de la résistance qui permit au judaïsme de perdurer ?

C’est précisément le problème. On peut même dire que tout l’ouvrage ne cherche rien d’autre qu’à répondre à cette question. Le schème ancestral décrit plus haut a été défié quand s’est ouverte l’ère de l’émancipation. L’axiomatique du gardien supposait une structure triangulaire que l’on peut résumer ainsi : les Juifs s’abritent sous l’autorité du pouvoir suprême afin d’être protégés de la violence sporadique de la populace. Mais lorsque c’est le peuple lui-même qui devient le souverain, lorsqu’il monte dans l’État, l’axiomatique du gardien semble perdre de sa pertinence. Désormais, avec la forme de l’État démocratique, les Juifs ne forment plus un collectif séparé et de nature quasi politique mais s’intègrent dans le peuple au sein duquel ils vivent, peuple appelé à exercer le pouvoir. Les Juifs font alors partie de la nation souveraine, du peuple qui s’autogouverne. Le corps (ou les corps) politique qu’ils formaient est désormais dissout et les Juifs, un à un, individuellement, deviennent des citoyens. On sait l’enthousiasme que cela suscita chez les Juifs : ils étaient comme libérés. Libérés dans le pays étranger qui jusqu’alors était le lieu de l’aliénation. Cette nouvelle donne avait pour condition que le peuple devenu souverain soit ordonné, rationnel, éclairé, capable de bien se gouverner, un peuple qui résorbe donc définitivement la populace virtuelle dans laquelle il n’était plus susceptible de dégénérer. Avec l’avènement du nazisme, la réalité démentait cet optimisme. C’est bien la populace qui montait dans l’État. Il s’ensuit qu’à la souveraineté populaire s’est substituée une souveraineté-populace. Le roi, le pouvoir suprême, devient alors un roi-criminel. Cela est précisément ce que l’axiomatique du gardien rendait impensable. Les Juifs ont toujours pensé leur propre vulnérabilité mais ils ont exclu la possibilité que le pouvoir suprême qui protège puisse être aussi celui qui détruit. Le commentaire rabbinique d’Esther rend cette éventualité impossible. Il assurait que cette confusion, cette fusion, serait exclue de l’ordre du monde. Il s’ensuit qu’avec la Shoah les catégories traditionnelles sont entrées dans une crise profonde. Cette fois-ci, le dispositif n’a pas fonctionné. 

Le sionisme politique et la création de l’État juif marquent-t-ils la fin de la façon juive ancienne de survivre parmi les nations ?

Je ne le crois pas. Je propose dans mon livre une lecture rétrospective du sionisme politique. L’idée que les Juifs puissent former un peuple appelé à s’organiser en un État, comme chaque peuple y aspire, est longtemps demeurée une idée marginale, tenue par la grande majorité des Juifs en Europe pour néfaste et irréaliste. Dans les pays marqués par l’émancipation, cette proposition était souvent reçue comme une provocation, dans un contexte où leur intégration était en cours, malgré les régressions ponctuelles. Les milieux orthodoxes, encore prédominants dans l’est de l’Europe, dans leur très grande majorité, voyaient dans le sionisme un mouvement moderne qui détruirait les bases de la société juive traditionnelle et qui s’autorisait à œuvrer pour un objectif que seule l’ère messianique ferait advenir. Le sionisme – on le sait, il existe une importante littérature dans le domaine – est un mouvement complexe, une doctrine peu intégrée, qui puise dans les expériences très différentes des Juifs en Europe, qu’ils soient citoyens d’un État-nation ou sujets d’un Empire encore semi féodal. Le sionisme politique, tel que conçu par Herzl, doit d’abord être compris comme une solution née de l’impasse de l’assimilation, de la résurgence de l’hostilité à l’égard des Juifs, y compris dans cet État-nation exemplaire qu’était la République française. L’incertitude demeurait, et c’est pourquoi l’axiomatique du gardien, momentanément latente, demeurait. Je propose alors de comprendre le sionisme politique comme une réponse parmi d’autres à la question traditionnelle « à qui échoit la protection » ? La réponse sioniste a ceci d’inédit qu’elle propose que ceux qui quêtent la protection se fabriquent eux-mêmes l’instance protectrice. Cela, à titre subsidiaire : si la fonction ne trouve pas de lieu où s’incarner, alors il faudra que les Juifs prennent l’initiative d’y pallier. On voit ici combien le sionisme n’est pas une simple déclinaison du mouvement général du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ce n’est pas un peuple qui se donne un État comme expression de sa volonté, ce n’est pas un État-nation qui s’élabore avec le sionisme politique, mais une stratégie, ajustée à l’époque, issue de l’axiomatique du gardien. Dès lors que la configuration triangulaire est devenue duale et pourtant périlleuse, au point de condamner les Juifs à l’extermination, le sionisme apparaît rétrospectivement comme un mouvement d’évacuation des Juifs d’Europe, comme une entreprise de déplacement des Juifs sous la protection d’un Etat. Cet État n’est pas « juif ». Il est un État destiné à abriter les Juifs. Il est un État-abri. Cela fait une différence énorme. Si l’on considère l’État d’Israël, produit du sionisme politique, de l’intérieur de l’axiomatique du gardien, il se dévoile comme un substitut du roi étranger protecteur. Ce dernier n’est nullement un roi d’Israël, il est le roi territorial à qui échoit la fonction du gardien. Il s’ensuit que l’État n’exprime aucune volonté substantielle, qu’il est un gardien d’Israël que les Juifs se sont donnés ou, plutôt, qui a été finalement concédé aux Juifs. Il n’est pas un État-nation, mais cet État que les Juifs demandent et obtiennent lorsque nulle part la fonction protectrice n’est assumée. L’État d’Israël n’est donc aucunement inscrit dans le dispositif européen moderne de l’État-nation, ni dans le dispositif messianique : il est le produit de l’axiomatique du gardien, de la politique juive de persévérance des Juifs en exil, ajustée aux nécessités du moment. 

Dans votre ouvrage, vous montrez que le peuple juif a survécu grâce à ce que vous appelez « une pratique latérale » de la politique. Pour les Juifs de diaspora, aujourd’hui, l’existence d’Israël modifie-t-elle les choses dans leur rapport aux instances politiques des pays où ils vivent ?

Cette politique juive est une espèce politique étrangère, une « diplomatique » capable d’assurer aux Juifs une autonomie et des garanties de protection. La politique est ici latérale en ce sens qu’elle n’est pas à la recherche de la meilleure solution possible mais de la moins mauvaise. Cette dernière suppose une articulation sur le pouvoir du plus fort, sur le pouvoir souverain. Bien entendu, la configuration politique dans laquelle nous vivons aujourd’hui est très singulière au regard de la longue durée du fait juif. Car d’abord, comme on l’a vu, ce qui ne devait pas arriver, ce que le commentaire du Livre d’Esther pensait inenvisageable, à savoir la destruction des Juifs, est arrivé. Ensuite, ce qui était exclu depuis l’exil, un État, est devenu une réalité. Cette double réalité est si nouvelle que nous avons la plus grande peine à l’analyser. Aujourd’hui, les Juifs d’Europe sont à la fois citoyens de leur État et appelés à se déterminer face à un État qui a été conçu comme la solution aux problèmes des Juifs en Europe. Je dis « solution à un problème », le problème de l’hostilité toujours renaissante, et non « réponse à la question » de savoir ce que signifie être juif. Nous manquons de concepts pour décrire le rapport qui se noue entre les Juifs et cet État destiné à protéger les Juifs. Une grande attention a été accordée à la manière dont le sionisme politique a projeté, avec le succès que l’on sait, de transformer le Juif de l’exil en une figure nouvelle diamétralement opposée, un citoyen productif et capable de se défendre. Le sionisme a continué de penser les Juifs qui n’ont pas rejoint cet État comme un simple réservoir qui, un jour, finirait par se déverser dans un État conçu pour eux. Mais on s’est finalement peu interrogé sur les répercussions de l’existence de cet État sur les Juifs de la dispersion. Ma suggestion est que cet État, pour les Juifs citoyens de leurs États respectifs, est une projection, à l’extérieur, de la fonction protectrice. Il s’ensuit qu’il n’y a là aucune double allégeance, puisque l’État d’Israël n’est pas cette instance de distribution des droits et des devoirs appelée État-nation, mais un palliatif. Les Juifs ne peuvent plus ne pas voir que cet État, sa simple existence, est une instance de réassurance. Qu’il le soit ne s’exprime que dans les moments des crise aiguës.

Aujourd’hui, la survie du peuple juif peut-elle se passer de la diaspora ou n’y a-t-il de salut, pour le judaïsme, qu’en Israël ?

Il ne faut pas confondre diaspora et exil. L’exil n’est pas seulement dispersion géographique, il est aussi l’explication de cette condition par ceux qui la subissent et espoir qu’il prenne fin. Il s’ensuit que l’exil et le fait juif s’entr’appartiennent. Les Juifs, c’est Israël en exil. Le sionisme politique, bien qu’il ait parfois filé la métaphore des temps messianiques, ne relève aucunement de cette logique. Ceux qui l’ont pensé n’ont été qu’un groupe très marginal. Le yishouv, puis l’État d’Israël, ne leur doit pas grand chose. Mais aujourd’hui, ils ont acquis un pouvoir de nuisance inquiétant. Si donc, comme je le pense, l’État d’Israël est issu d’une stratégie d’adaptation de l’axiomatique du gardien, s’il relève bien de cette tradition, ce que je tente de montrer dans mon livre, « Israël » (le nom du peuple) est aujourd’hui composé de Juifs vivant dans l’État destiné à résoudre le problème juif dans la dispersion et de Juifs qui continuent de vivre dispersés. Peu importe la distribution. La question du « salut » que vous posez dépend de la conjoncture. On peut estimer qu’aujourd’hui, en Europe, avec la résurgence parfois violente de l’antisémitisme, l’État pour les Juifs se voit confirmé dans sa fonction. Il remplit une fonction indispensable puisqu’il est le gardien d’Israël, puisqu’il est le gardien d’un peuple dispersé. C’est pourquoi les citoyens juifs de l’État d’Israël qui pensent que la loi du retour doit être abolie sont irresponsables. Ils espèrent une normalisation de cet État alors que sa vocation rend toute normalisation impossible. Le peuple demeure, pour partie, hors de cet État et c’est pourquoi le peuple n’est pas dans l’État. Dans ces conditions, il ne revient à personne, pas même aux citoyens de cet État, d’en décider. De ce point de vue, et de ce point de vue seulement, l’État est détenu par l’ensemble de ceux à qui le projet sioniste était destiné. Il est détenu par quiconque se met virtuellement sous son aile protectrice. Donc, on peut répondre à votre question qu’aujourd’hui il n’y a pas de salut pour les Juifs sans un État pour les Juifs, ce qui ne signifie nullement qu’ils doivent le rejoindre. Cela ne signifie pas non plus qu’un État pour les Juifs soit l’incarnation définitive de la fonction du gardien.

Qu’apportent les Juifs de diaspora – ou que peuvent-ils apporter – au judaïsme israélien ?

Je n’utilise pas le terme « judaïsme » mais je parle du « fait juif ». Je ne sais pas bien ce qu’est le judaïsme. Les définitions sont nombreuses et sa manifestation historique hétérogène. Gershom Scholem disait que le judaïsme n’a pas d’essence. Je m’en tiens à cette perplexité. Mais si on formule votre question d’une autre manière, à savoir « quelle devrait être la contribution des Juifs de la diaspora à l’État d’Israël ? », je dirais que nous devrions être avant tout une force de rappel. L’État d’Israël a tendance, le temps passant, à ignorer son ancrage dans ses propres origines. Il est concentré sur le conflit géopolitique local au point de parfois oublier sa raison d’être. Il a aussi développé un rapport crispé au territoire qui est étranger à l’axiomatique du gardien. Le territoire importe, mais seulement en tant que condition nécessaire au fonctionnement de l’abri. Le navire risque donc de larguer les amarres avec son port d’attache. Son port d’attache est l’expérience juive, l’expérience de la survie. Cet éloignement est un phénomène normal et pourtant très dommageable puisque cela reviendrait à oublier la fonction que l’État pour les Juifs devait remplir lorsqu’il fut esquissé en Europe, puis projeté hors d’Europe. En Europe, longtemps se sont opposés ceux pour qui le fait juif était incompatible avec l’État et ceux pour qui le fait juif est compatible avec lui, sans pourtant s’y confondre. La tradition du gardien que j’ai cherché à dégager permet de sortir de ce dilemme. On peut tenir à cet État sans que cela engage la question juive en tant que telle. Cela, à condition de bien circonscrire ce qu’est cet État ; à condition de continuer à penser l’État d’Israël dans le cadre de l’exil auquel il n’a pas vocation à mettre fin. Cela, parce que l’exil est affaire d’attente et d’espoir, tandis que l’État d’Israël est une modalité historique parmi d’autres de la fonction protectrice qui, depuis toujours, a permis aux Juifs de survivre. 

Publié le 07/07/2019


Si cet article vous a intéressé partagez le

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=117