Israël est-il le lieu de l’accomplissement du « salut » juif, défini comme une certaine forme d’accomplissement de la justice ? À quel projet éthique correspond l’aventure de l’alya ?
Tentons de réfléchir sur le sens que l’on peut donner au mot salut.
Pour la tradition, selon ce que j’ai appris, le salut est l’accomplissement de la justice poursuivie au niveau du laboratoire séparé du peuple juif. En vivant selon l’étude-observance, on ne cesse de réfléchir sur des règles sociales inspirées par la pensée que l’humain se doit infiniment à l’humain ; et on prend l’habitude de la vigilance en quelque sorte, vivant dans la pensée permanente qu’il y a quelque chose à faire. Un tel schéma d’existence serait la clef de l’accès à la Jérusalem terrestre, de l’invention et de la construction d’une société bonne. Avec les mots de Levinas, la mission d’Israël est de mettre en œuvre son génie propre, qui serait un génie social, le génie d’un collectif juste.
Israël est-il aujourd’hui le lieu pour un tel accomplissement ? Pour ce que j’entends, l’Israël contemporain est plus célèbre par ses succès étonnants dans le domaine de la high-tech que par l’organisation d’un secours en direction des défavorisés, que par la construction d’une solidarité sociale exceptionnelle. On serait tenté de lui préférer de ce point de vue la société française, pour autant qu’elle garde aujourd’hui encore – quoiqu’on puisse redouter sa tendance à s’aligner sur le monde ambiant – des mécanismes de protection sociale remarquables. Mais justement, ne peut-on pas se sentir appelé à venir en Israël pour y faire éclore le salut juif de la justice ? Le salut serait plus le cadeau à faire que l’avantage à recevoir.
Le mot salut peut vouloir dire, beaucoup plus simplement, la sécurité. Dans l’Hexagone, nous rencontrons aujourd’hui un “nouvel antisémitisme”, en lequel convergent plusieurs éléments : une idéologie provenant des milieux arabo-musulmans, construite à partir de l’Islam, du rejet “absolu” du privilège de l’Occident et d’une vindicte anticolonialiste illimitée ; la résurgence de l’antisémitisme à la Hitler-Drumont, provenant de l’extrême droite ; un “antisionisme” d’extrême gauche ayant fait de la réprobation d’Israël l’alpha et l’oméga de l’histoire contemporaine. Se sauve-t-on de tout cela en faisant son alya ? En un sens oui : le deuxième de ces spectres disparaît, et pour ce qui est du premier et du troisième, on appartient désormais à un projet qui nous fournit une bannière derrière laquelle les combattre.
On trouve ainsi une manière de surmonter la déception de constater que les personnes qui ne participent pas au nouvel antisémitisme, en France, ne paraissent pas jusqu’à nouvel ordre se constituer en rempart contre lui, se soulever massivement contre lui. C’était la constatation d’Adrien Barrot dans son livre de 2007 Si c’est un juif : sortant de la manifestation de protestation contre le meurtre d’Ilan Halimi, il observait qu’on y croisait surtout des Juives et des Juifs. On préfère donc aller vivre dans une société dont la défense des Juives et des Juifs est naturellement et légitimement la ligne de front officielle. « Derrière notre drapeau cette fois ! » : pensée qui traîne à l’arrière de l’esprit des Juives et des Juifs après Auschwitz. Mais on pourrait aussi penser qu’il y a un combat à mener ici, des mots à trouver pour bouger les consciences.
Finalement, selon l’expérience des diverses conversations, il me semble que ce qui convainc le mieux de se lancer dans l’aventure de l’alya est, dans beaucoup de cas, encore autre chose : un attachement irrépressible, et d’une force incroyable, à ce nouveau pays et à sa société en construction. Le mathématicien américain Abraham Robinson, père de l’analyse non standard et dont j’ai beaucoup étudié les travaux, est venu vivre quelques années en Israël pour participer à la construction du nouvel État. Des Français viennent en Israël sachant qu’ils vont avoir du mal à trouver leur place dans ce système dur et compétitif où leurs talents pourraient ne pas être reconnus : même quand leur statut professionnel s’est dégradé, même s’ils ne sont pas devenus des locuteurs triomphants de l’hébreu, ils déclarent leur bonheur d’être de la partie, de vivre dans les paysages du récit biblique et parmi la société juive. Le salut pour lequel elles ou ils ont opté, c’est plutôt une sorte de salut de l’amour. Hannah Arendt disait que l’on ne pouvait aimer que des personnes, pas des peuples ou des nations. Tout nous prouve que sa psychologie était trop limitée. Ahavat Israël est une chose vivante, puissante et mystérieuse.
Publié le 02/07/2019