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Partager les combats d'Israël

Ecrit par Entretien avec Haïm Korsia - Grand Rabbin de France

Monsieur le grand rabbin, dans quelle mesure la diaspora concourt positivement au destin du peuple juif ?

Permettez-moi tout d’abord de vous dire que je suis très heureux de m’adresser à une revue qui émane d’un mouvement de jeunesse. Je crois en effet que la parole de la jeunesse envers la société est fondamentale. Le Talmud dit même que tout débat doit commencer par donner la parole aux jeunes pour qu’ils ne soient pas inhibés par la parole des anciens. C’est quelque chose d’essentiel.

J’en arrive à votre question et l’aborde en partant des textes eux-mêmes. Mes maîtres m’ont en effet appris à toujours ancrer la réflexion dans les textes : « guémara puis svara », les textes puis les réflexions qui en émanent. Que nous apprennent les textes traditionnels ? Que, contrairement à toutes les autres formes de diaspora, la diaspora juive ne désigne pas la sortie d’un creuset, la dispersion à partir d’un centre (comme on pourrait parler des diasporas chinoise ou arménienne). La construction du peuple juif s’est faite en dehors de tout territoire national propre. Ce peuple n’est pas né en Terre sainte mais en Égypte. Quant à l’arrivée des Hébreux en Terre promise, la Bible nous raconte que, dès le départ, deux tribus et demie (celles de Gad, de Ruben et la moitié de la tribu de Manassé) ont dit : « Nous avons de nombreux troupeaux et préférons rester à l’extérieur. » Moïse fut surpris car sa mission consistait à conduire les Hébreux en Terre promise. Il interrogea Dieu qui répondit aux tribus : « Si vous partez combattre aux côtés de vos frères pour la conquête de la terre, alors vous pourrez demeurer à l’extérieur. Sinon, vous n’y êtes pas autorisés. » Je reformule ce récit biblique en termes modernes : « Si vous participez, même de l’extérieur, aux combats de vos frères en Israël, alors peu importe l’endroit où vous vous trouvez dans le monde. Vous prierez en direction de Jérusalem. » Un peu à la façon dont le rabbin et poète médiéval Juda Halévi disait : « Mon corps est en Occident mais mon cœur est en Orient. » Prier vers Jérusalem, c’est prendre sa part dans le destin commun du peuple juif où que l’on se trouve. On a parfois plus de lien avec quelqu’un quand on partage une même espérance que lorsqu’on partage un même espace géographique.

Mais que signifie « partager les combats d’Israël » ?

C’est être subjectif s’agissant de ce qui s’y passe. Ne pas être indifférent à tout ce qui se joue en Israël. Pour en revenir à ce que Dieu répond aux deux tribus et demie qui veulent rester hors des frontières, nous pourrions le formuler ainsi : « Si vous ne vous sentez pas prêts à faire preuve d’une telle solidarité à distance, alors votre place est en Israël. » 

Le Talmud (Kétoubot, p.111a) explique par ailleurs que les Juifs ont jadis fait le serment de ne jamais revenir en masse en Terre promise car cela affaiblirait les pays où ils se trouvent. Comme s’il existait une responsabilité de contribuer au destin des nations au sein desquelles les Juifs résident. Quand l’Espagne a massacré, chassé ou converti ses Juifs, elle est ensuite tombée dans un « trou noir de l’histoire » comme si elle s’était privée de ce qui lui permettait d’être innovante. Une personne, une entreprise, un pays qui fait toujours la même chose finit par péricliter. Or le judaïsme apporte cette capacité à repenser les choses en permanence. La condition juive est celle de l’interrogation et repose sur une façon originale de ne rien tenir pour évident. C’est ce que les Juifs apportent là où ils se trouvent.

Ainsi, les Juifs ont un rôle à jouer au milieu des nations et il y a un sens à rester en diaspora, tout en se montrant solidaires à l’égard d’Israël.

À vous entendre, on se dit qu’il faudrait même rester en diaspora pour jouer ce rôle.

Savoir s’il faut ou pas faire son alya est une question complexe et personnelle. Elle ne doit en tout cas jamais être la conséquence d’une peur concernant le sort des Juifs vivant hors d’Israël. C’est bien sûr un lieu qui a une très grande valeur et on parle bien de « terre de sainteté », admat kodech. Mais j’ai à ce propos une conception très large de la notion de « terre » car, me semble-t-il, quand on fait le bien, n’importe où dans le monde, on rend sainte la terre où l’on se trouve.

Mais je voudrais surtout souligner combien les choses sont faciles aujourd’hui car on peut se rendre en Israël en quelques heures d’avion. Le fait d’y aller souvent même sans y vivre me fait penser aux fêtes de pèlerinage dont parle la Tora. À l’époque du Temple de Jérusalem, trois fois par an, il fallait accomplir la mitsva de consommer des fruits à Jérusalem. Le tourisme des Juifs de diaspora venant régulièrement dépenser de l’argent en Israël est notre façon moderne de contribuer à ce qui s’y passe sans forcément y résider. Les Juifs de diaspora contribuent à l’économie israélienne, quitte à payer des billets d’avion à prix d’or. Il y a donc plusieurs façons de « partager les combats d’Israël », y compris en diaspora.

Depuis 1967, les communautés juives de diaspora affichent ouvertement leur soutien à l'État d'Israël, à son existence comme à la politique de son gouvernement. Quels sont, selon vous, les effets d'une telle situation sur la diaspora ? Celle-ci ne signe-t-elle pas sa reddition spirituelle et morale, d'autant qu’Israël tient toujours officiellement la diaspora pour une condition en sursis ?

Les Juifs de France ont soutenu Israël avec détermination bien avant 1967 ! Certes, le rabbinat avait une certaine gêne à afficher son sionisme. Dans les années 1930, le rabbinat français avait même exprimé son opposition au sionisme qu’il considérait comme un manque de fidélité à la France. Ce ne fut toutefois pas le cas du grand rabbin Kaplan qui, dès les années 1920, était très favorable au sionisme. Quoi qu’il en soit, le judaïsme français affirma son soutien à Israël dès la création de l’État. Les Juifs de France n’ont cependant aucune légitimité à se mêler de la politique israélienne. En revanche, soutenir subjectivement l’État d’Israël, ce qui est selon moi notre devoir, n’empêche nullement d’avoir sa propre opinion ou sensibilité politique. Et quoi qu’il en soit, pour un Juif français par exemple, l’intérêt pour Israël n’est pas contradictoire avec un plein engagement citoyen. Il n’y a aucune opposition au fait d’être français et juif, ce qui n’a rien à voir avec une double nationalité. Soit dit en passant et pour tout vous dire, quand il y a un match France-Israël, je suis pour la France et je ne connais pas les joueurs israéliens.

Quelles pourraient être les lignes d'un nouveau contrat qui lierait Israël et la diaspora ?

Pourquoi faudrait-il un nouveau contrat ? Je vous l’ai dit, dans la Bible on parle déjà d’une diaspora existant en même temps qu’un État hébreu. Ce que disent les responsables politiques israéliens à savoir que la place de tous les Juifs est en Israël fait fi de ce que je viens de vous rappeler. Encore une fois, l’alya ne saurait être une obligation mais relève d’un choix personnel.

Les Juifs de France peuvent-ils apporter aux Israéliens quelque chose de leur propre expérience ?

Nous avons moins de segmentations religieuses que les Israéliens, c’est certain. Par ailleurs, en diaspora, la synagogue n’est pas qu’un lieu où l’on vient prier mais l’espace qui accueille une véritable communauté. Les Juifs français qui font leur alya et que l’on retrouve à Ashdod, Ra’ananna, Netanya, etc., y apportent ce modèle communautaire où chacun s’engage au service du bien commun. Je parlais récemment de cela avec un rabbin israélien « de souche » dont la synagogue accueille des Français d’origine. Il m’a dit combien leur présence avait changé la vie de sa communauté. Et c’est bien cela dont il s’agit puisque sa synagogue était devenue l’espace d’une vraie communauté. C’est une remarquable contribution. L’alya française est composée en grande partie de personnes qui ont grandi dans nos communautés et qui apportent en Israël une forme d’engagement très apprécié et un sens du pluralisme qui est encore trop rare là-bas.

Quelles sont, selon vous, les similitudes et les différences du dialogue interreligieux en Israël et en diaspora ? 

Le dialogue interreligieux est plus neutre en France car il est plus à l’abri du contexte politique très tendu que l’on trouve en Israël. En France, nous sommes parvenus à des échanges de grande qualité. L’épiscopat français, par exemple, est très honnête quant aux responsabilités de l’Église durant la Shoah. Idem dans le dialogue avec l’islam, même si nous ne discutons, par définition, qu’avec ceux qui veulent bien discuter, c’est-à-dire avec les plus ouverts. La laïcité française permet paradoxalement un dialogue simple et fécond dans lequel l’État n’intervient pas, à la différence de ce qui peut se passer en Israël. 

J’étais, il y a peu, à l’Institut Catholique pour aider ses responsables à organiser un voyage de futurs prêtres en Israël. Je les ai encouragés à intégrer dans leur programme d’autres aspects que ceux qui concernent uniquement la foi chrétienne, afin qu’ils puissent découvrir le judaïsme en général et la société israélienne contemporaine. De même, il existe des voyages réguliers d’imams français en Israël. 

Sur le plan intellectuel ou religieux, le judaïsme de diaspora a-t-il quelque chose à apporter ?

Bien sûr ! Ce n’est pas un hasard si certaines villes se sont appelées, au cours de l’histoire, « la petite Jérusalem ». La Terre d’Israël peut se trouver en bien des endroits. Dans le Talmud, on compare la terre promise à la peau d’un cerf qui est extensible et toujours plus grande que ce qu’on imagine. Je comprends cet enseignement d’une façon encore plus large, en considérant que toute communauté active en diaspora fait partie d’Israël. 

Le Talmud que nous étudions est celui de Babylone, le principal commentateur de ce texte, Rachi, était un rabbin français. Les grands décisionnaires de référence en matière de loi juive étaient espagnols ou polonais. La pensée juive peut être féconde n’importe où. Il existe encore aujourd’hui des sommités rabbiniques et des intellectuels de premier plan aussi bien en Israël qu’en diaspora qui enrichissent, chacun à sa façon et en fonction de ses propres expériences, la vie et la pensée juives en général.

Publié le 25/06/2019


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Les commentaires sélectionnés par la rédaction (1)

  • Guylain-David Sitbon 16/12/2019 12:03
    Le numéro 4 prônant une diaspora forte et invitant à repenser les relations Israël-Diaspora n'a pas laissé indifférent. L'un de nos lecteur a réagi vivement. L'éclaireur ayant vocation à susciter et à alimenter le débat constructif, nous avons, avec l'accord de cet abonné, souhaité faire connaître sa réaction publiée sur le site Menora.info et lisible via le lien suivant : http://menora.info/lettre-a-leclaireur/

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