Un sionisme enthousiaste n’exclut pas le fait d’espérer le maintien d’un judaïsme diasporique fécond, contribuant à l'enrichissement spirituel du peuple juif, garant d'une continuité identitaire et poussant les Israéliens à remettre en question leurs certitudes.
« Un Juif de diaspora, fût-il un Juif comme toi, vivant pleinement son judaïsme, ne peut être un Juif entier. De même, nulle communauté juive en diaspora ne peut vivre une vie juive pleine. Il n'y a qu'au sein de l'État d'Israël qu'une vie juive entière est envisageable. Ici, et nulle part ailleurs, se développera une culture juive digne de ce nom : à la fois cent pour cent juive et cent pour cent humaine. Un livre n'est qu'un morceau, une part de culture. La culture d'un peuple est composée de champs, de routes, de maisons, de laboratoires, de musées, d'une armée, d'écoles, d'une gouvernance indépendante, de paysages nationaux, de théâtre, de musique, d'une langue, de souvenirs, d'espoirs, et cetera. En diaspora, il n'est point possible d'être juif à part entière et humain à part entière, sans déchirure ou barrière entre sa judaïté et son humanité. »
Cette lettre de Ben Gourion à Simon Rawidowicz, philosophe juif de diaspora, résume parfaitement la vision sioniste politique de l'identité juive. Si Ben Gourion pointe du doigt des éléments intrinsèques aux vies juives de diaspora et d'Israël, il me semble toutefois que son constat – établi sans distance historique – ne saisit pas les enjeux, l'importance et la complémentarité de ces deux formes de vie juive.
Étourdis par la réussite politique du projet sioniste, Juifs d'Israël et de diaspora ont longtemps évité la question de sa réussite spirituelle et culturelle. En Israël, les premières décennies de l'État, malgré les voix dissidentes des défenseurs du sionisme culturel, furent marquées par une assurance frôlant la suffisance, sous la bannière idéologique de « la négation de l'Exil ». Ainsi, le projet culturel israélien s'est longtemps résumé au slogan : « du Tanakh au Palma'h », laissant pour compte deux mille ans de production juive diasporique et acculturant les jeunes générations.
Pour les pères fondateurs, comme le décrit plus haut Ben Gourion, l'existence juive sans indépendance politique et sans terre était par essence manquante, partielle, et par conséquent vide de sens et d'importance. Deux mille ans d'histoire et de créativité juives devaient s'effacer devant cinquante ans de sionisme, rendant au peuple juif sa plénitude imaginaire d'antan.
D’un point de vue descriptif, malgré son ton sévère et réprobateur, il me semble pourtant que Ben Gourion n'avait pas tort. Si la vie en diaspora ne se résume heureusement pas à ses drames et ses persécutions (notons pas ailleurs que la vie juive en Israël n'est pas non plus un long fleuve tranquille), toujours est-il que l'existence juive diasporique est fragile, en équilibre instable, faisant du doute et de l'altérité ses principales caractéristiques. L'erreur gourionienne ne se trouve cependant pas tant dans la description que dans la déduction : l'existence juive en diaspora est manquante, par conséquent elle ne produit pas une culture juive digne de ce nom et ne mérite pas d'exister. Le manque, le doute, l'altérité et l'aliénation sont autant d'anomalies sociales que les différents projets politiques abhorrent. Tous aspirent à une plénitude matérielle, à une stabilité sociale et proposent des réponses pleines d'assurance. Mais ces éléments si négatifs pour le politique changent de peau quand il s'agit de spirituel. À l'être empli d'une plénitude autosuffisante, tel un boulet empêchant tout envol, le judaïsme diasporique a opposé la figure du sage en quête permanente, transformant sa précarité physique en palais spirituel et ses doutes en réflexions philosophiques.
Dans une large mesure, le judaïsme tel que nous le connaissons aujourd'hui est précisément le fruit du trou béant causé par la perte de la souveraineté politique. La destruction de la Judée, aux premiers siècles de notre ère, donna le coup d'envoi à l'édifice du Talmud, dont la construction polyphonique exprime en soi les doutes d'une existence juive dépourvue d'une monolithique plénitude. L'âge d'or espagnol, deuxième grand moment du judaïsme de diaspora, n'aurait pu naître sans la déchirure identitaire de ces êtres profondément juifs et profondément andalous, en dialectique perpétuelle – philosophique, théologique et artistique – avec leurs voisins musulmans. Le Zohar, le hassidisme et tant d'autres créations juives sont elles aussi les fruits de l'exil et de sa précarité.
Ayant moi-même fait le choix délibéré de vivre en Israël, loin de moi l'idée de nier au sionisme son importance historique et son potentiel revivifiant pour le peuple juif. Cependant, il me semble que la perte de l'expérience diasporique, de sa beauté fragile invitant à une remise en question permanente et à une construction infinie, est une menace pour l'identité juive, en Israël et ailleurs. La plénitude que décrivait Ben Gourion exprime à la fois le potentiel du sionisme et ses limites. Car le judaïsme ne peut pas, ne doit pas, se résumer à un projet politique. Ce dernier n'est, en fin de compte, qu'un moyen vers un horizon inatteignable – celui de l'accroissement perpétuel du judaïsme et de ses richesses immatérielles. Mais dès que la plénitude semble atteinte, quand le cœur juif enfle et proclame : « Ma force et la puissance de ma main m'ont acquis ces richesses. » (Deut. 8,17), le projet juif tout entier est en péril.
Sur le plan spatio-temporel, le projet sioniste a prouvé sa réussite en rendant au peuple juif son droit à l'autodétermination et en offrant une patrie à qui le souhaite. À ce titre, il me paraît nécessaire que Juifs d'Israël et de diaspora œuvrent ensemble à la pérennité de ce foyer, à ses valeurs et à son rayonnement de par le monde. Sur le plan spirituel, en revanche, Israël ne peut pas monopoliser une sagesse qui traverse l'espace et le temps. Sans la reconnaissance des bienfaits du judaïsme de diaspora, le judaïsme israélien pourrait s'embourber dans une pensée rigide, fondée sur le mythe romantique d'une spiritualité ancrée dans un sol. Or, chaque communauté, chaque individu, interprète et commente les textes à la lueur de son être. Ainsi, la Tora produite en Israël ne saurait jamais remplacer celle de diaspora, et inversement.
J'aimerais conclure cet article avec une pensée personnelle sur l’alya. La fragilité de la vie juive en diaspora a donné naissance au sionisme et constitue la principale raison d'alya. L'antisémitisme d'une partie de la société française, au moment de l'affaire Dreyfus plus particulièrement, provoqua chez Theodor Herzl ses premières pensées sionistes. Pour autant, la diaspora a encore de beaux jours devant elle. Celle-ci mue en permanence et un jour viendra sûrement où les Juifs de diaspora seront majoritairement d'anciens Israéliens ou descendants d'anciens Israéliens, mais la diaspora continuera d'exister. Elle doit désormais choisir entre une existence amputée, survivant grâce aux perfusions israéliennes, et une existence autonome, assurant une continuité à des communautés souvent plusieurs fois centenaires. Lorsqu'une communauté juive diasporique perd son particularisme pour devenir un satellite du judaïsme israélien, c'est le peuple juif tout entier qui se retrouve perdant. « L'émulation entre les sages fait augmenter la sagesse », enseigne le Talmud. Les communautés diasporiques entretenant un dialogue constructif, parfois sainement compétitif, avec le judaïsme israélien permettent à la sagesse et au monde juif de croître.
Au IIIe siècle avant notre ère, à l'époque du prophète Ezra et du retour à Sion, des Juives et Juifs choisirent, envers et contre tout, de rester en Babylonie. Ni la prophétie renouvelée ni le Temple reconstruit et la monarchie rétablie ne les fit revenir. On peut critiquer leur choix – Ezra le fit –, toujours est-il que ce judaïsme développa une connexion forte avec le centre de la Judée, tout en maintenant son autonomie. Ce noyau diasporique dur devint le centre névralgique du peuple juif quelques siècles plus tard, au début du second exil. L'histoire nous prouve qu'un centre autonome, même minoritaire à une époque donnée, peut éclairer le peuple juif durant des millénaires.
Le sioniste que je suis souhaite à Israël de continuer à se développer, matériellement et spirituellement, de siècle en siècle. Mais le Juif qui est en moi espère que les Juifs à travers le monde ne cesseront de faire entendre leurs voix, de pousser les Israéliens à remettre en question leurs certitudes et d'ajouter leur pierre à l'édifice de la Tora.
Publié le 21/06/2019