Les relations entre Israël et la diaspora ont connu à travers l'histoire de multiples avatars. Un centre et une périphérie, puis, avec l'étiolement et la perte du centre, le maintien d'une périphérie qui avait du centre une conception spirituelle. Depuis l'émergence du sionisme, le centre est réapparu, et il est avant tout politique. De nouvelles relations se sont tissées depuis entre les deux, elles aussi mouvantes : tension, indifférence et dépendance. Une symbiose est-elle possible ?
Qu'ils soient engagés dans l'action ou dans la réflexion, hommes politiques, dirigeants communautaires et intellectuels juifs placent au centre de leurs préoccupations les relations entre l'État d'Israël et la diaspora. La conscience historique, les valeurs, les références et les intérêts communs en constituent le noyau dur et intangible tandis que, sur le plan technique, les moyens de transport, les réseaux de communication et l'espace Internet en pleine expansion offrent leurs ressources multiples pour faciliter les échanges. Cependant, l'absence d'immédiateté physique, la dispersion géographique, mais aussi la différence des mœurs, des mentalités, des langues et des réalités socio-politiques jettent comme un doute sur la permanence et la solidité de ces relations. Car si la place d'Israël est acquise et irréversible pour les institutions, elle varie au niveau des personnes. Elle est dans ce cas affaire d'éducation et de transmission, d'expérience et d'affect, elle requiert une socialisation destinée à rendre Israël familier, mais dont les effets ne peuvent être garantis.
Il y a deux manières d'observer le couple Israël-diaspora. La première consiste à repérer la part, la place et l'impact respectif de chacun d'eux dans l'histoire juive ancienne et contemporaine. L'existence juive partagée entre ces deux pôles est alors constatée, quantifiée, distinguée par les historiens et les sociologues sans que le jugement de fait déborde sur un quelconque jugement de valeur. Cette attitude de neutralité axiologique qui s'abstient d'attribuer une valeur différentielle à l'une ou à l'autre des deux options est aujourd'hui plus que jamais difficile à tenir, voire impossible dans l'espace public israélien et diasporique où l'emporte une seconde tendance qui part, elle aussi, du réel, non pour le comprendre dans sa globalité, mais pour en sélectionner les éléments justificatifs du choix que l'on a fait de vivre en Israël ou en diaspora. Dans cette optique, le couple Israël-diaspora est voué à fonctionner dans la compétition, pour ne pas dire dans la surenchère, voire dans le rapport de forces : c'est à qui dispose du nombre, de l'influence, de la valeur ; c'est à qui garantit le mieux la survie du peuple juif. À bien des égards, les auteurs des articles publiés dans ce numéro prennent eux aussi leur place dans ce continuum entre les partisans de la diaspora et ceux d'Israël. Est-il concevable de sortir de cette relation qui s'affiche, en apparence, comme complémentaire, mais sous laquelle pointe une rivalité persistante ? Est-il souhaitable d'envisager un rapport qui serait fondé sur une légitimité réciproque plutôt que sur l'injonction, dont je constate, d'ailleurs, qu'elle est unilatérale ? Israël requiert des Juifs qu'ils s'y installent ; personne ne proclame la tendance inverse, à l'exception des Israéliens anciens et nouveaux qui le font à titre individuel sans faire de leur cas une règle.
Dans l'essai qui suit, nous souhaitons dégager trois temps dans les relations entre Israël et la diaspora depuis l'apparition du sionisme à la fin du XIXe siècle : le temps passé de la rupture, le temps présent de l'asymétrie, enfin, la symbiose future que nous appelons de nos vœux.
La rupture initiale et ses limites
Il y a un peu plus d'un siècle lorsque le sionisme s'est publiquement manifesté avec la parution de L'État des Juifs de Herzl et la convocation, un an plus tard, du premier Congrès sioniste à Bâle en 1897, la diaspora, dans sa majorité écrasante, a rejeté avec véhémence le projet sioniste de rassembler les juifs en Palestine pour se reconstituer en nation et y édifier un foyer national. Les relations Israël-diaspora, plus exactement entre sionisme et diasporisme, furent placées alors, de part et d'autre, sous le signe de la rupture. Si l'objection au sionisme était commune aux trois grandes tendances qui œuvraient au sein des judaïcités européennes, rappelons cependant que leurs motivations étaient bien différentes, ce qui explique pourquoi il ne s'est jamais constitué formellement de plateforme antisioniste réunissant à une même table trotskistes et staliniens juifs, rabbins orthodoxes et libéraux. Ce qui les divisait était plus fort que l'antisionisme susceptible de les réunir.
Les orthodoxes se méfiaient d'un projet moderne susceptible de déplacer le centre de gravité du peuple juif, non seulement de la dispersion géographique au centre reconstitué en Terre d'Israël, mais du respect intégral des commandements à l'édification d'une nation et d'un État ; ces deux derniers objectifs n'étaient pas et ne sont pas nécessairement contradictoires, mais le sionisme définissait clairement le premier d'entre eux comme facultatif, le second comme impératif. Ce renversement des priorités était inconcevable, et donc sanctionné comme sacrilège.
Les révolutionnaires juifs avaient jeté, eux, leur dévolu sur le changement de fond en comble du régime économique et voyaient dans l'Internationale la clé de l'intégration des Juifs au sein d'une humanité régénérée par la solidarité prolétarienne. En prônant le rassemblement des Juifs en Palestine, le sionisme constituait, à leurs yeux, une déviation dangereuse petite-bourgeoise et chauvine, un projet particulariste et étroit hautement préjudiciable à la révolution universelle et sans frontière qui n'a cure d'un bout de terre souverain en Orient pour les Juifs.
Enfin, les défenseurs de l'émancipation étaient trop investis dans la poursuite de leur intégration au sein des nations dans le territoire desquelles ils vivaient pour ne pas considérer avec hostilité un projet qui les invitait en tant que Juifs à se constituer eux-mêmes en nation et à quitter leur patrie dans laquelle ils venaient tout juste d'être accueillis comme citoyens.
La pensée sioniste n'est pas demeurée en reste : pour marquer le changement de paradigme qu'elle apportait au monde juif en plaçant au pinacle la renaissance de Sion, et non la poursuite de l'intégration par l'émancipation ou la révolution, elle a forgé un concept destiné à signifier la rupture : la négation de la diaspora. Autrement dit, non seulement celle-ci n'était plus l'horizon indépassable, le modèle exclusif de la condition juive, voilà qu'elle était érigée au rang de contre-modèle avec lequel il fallait rompre, lieux et langues inclus, sans oublier les comportements, évidemment péjoratifs, qualifiés de diasporiques contre lesquels fut conçue la représentation du "nouvel homme hébreu" incarnée par le sabra.
Cependant, en dépit de l'antinomie apparente entre ces deux camps dressés l'un contre l'autre, surgissaient déjà alors bien des ambiguïtés et des paradoxes révélateurs d'une relation autre que celle de l'exclusion réciproque postulée au niveau idéologique. Ainsi, la diaspora pouvait bien être réticente sinon hostile au sionisme, l'idée qu'il est bon pour les Juifs de se rassembler et de se doter d'un État avait été conçue en son sein. Le sionisme ne fut pas, comme on aurait pu le croire, une émanation du vieux yichouv pour s'affranchir de la tutelle de l'Empire ottoman, mais bien un sauve-qui-peut en erets-Israël proclamé par des Juifs d'Europe, fussent-ils minoritaires. En dépit de la quasi-unanimité du discours réservé sinon hostile au nationalisme juif, le sionisme fut un projet de la diaspora, pour la diaspora et par la diaspora. Cela ne signifie pas qu'il fut le projet de toute la diaspora, destiné à la diaspora tout entière et réalisé par elle dans sa totalité. Si cela avait été le cas, il eut été superflu de s'interroger sur les relations entre les deux puisque l'un et l'autre se seraient confondus à travers l'État d'Israël. Le projet sioniste est né en diaspora, mais il n'a guère été ratifié, entériné formellement par elle. Celle-ci ne disposait guère d'instances exécutives et représentatives à l'échelle internationale. Nul parlement permanent ou réuni ad hoc n'a été convoqué pour légiférer sur cette question, et encore moins n'a-t-on organisé un référendum à cette fin. Le sionisme fut le projet d'une élite préoccupée du sort de la diaspora et le Congrès sioniste fut l'expression de cette avant-garde œuvrant pour le salut national du peuple juif sans que les communautés dispersées l'aient formellement mandaté dans ce but. Les Juifs de stricte observance pouvaient toujours s'indigner de cette nouvelle tendance sioniste stigmatisée comme hérésie pseudo-juive, celle-ci reprenait à son compte les notions de peuple et de terre d'Israël, faisait le choix de la langue de la Bible, fût-elle modernisée par rapport à l'hébreu du texte biblique, et enfin maniait les notions de fin de l'exil, de retour et de rédemption, même si c'était dans une optique de sécularisation nationale. Cet univers religieux opposé en bloc au sionisme n'échappa guère à un réexamen dont Abraham Yitzhak Hacohen Kook, le grand rabbin de la communauté ashkénaze en Palestine, fut le chantre. Il rétablissait l'importance de la Terre d'Israël et réintégrait ces Juifs égarés dans le sionisme, et par là le sionisme lui-même, dans la voie royale de la Rédemption dont ils se révélaient être les serviteurs malgré eux.
Certes, à la naissance d'Israël, des écrivains et des artistes regroupés dans le mouvement cananéen poussaient la logique de la rupture à son terme : le nouvel homme juif revendiqué par le sionisme pionnier s'était transformé sous leurs yeux en nouvel homme hébreu, d'où avait surgi un nouvel homme sémite autochtone qu'il incombait de dégager du double carcan de la diaspora et du judaïsme. Mais le mainstream sioniste réclamait une renaissance, pas une révolution, et ce mouvement cananéen n'eut pas d'impact profond, même s'il était le symptôme d'une relation Israël-diaspora à entretenir puisqu'elle n'allait pas de soi.
Toute l'histoire du sionisme peut être lue dans cette tension entre la source (la diaspora) et la cible (la Terre d'Israël). La négation de la diaspora était la consécration de la cible par l'occultation de la source. Cette inversion du rapport entre la fin et les moyens n'était pas que le fait des tenants de la négation de la diaspora. L'immigration juive destinée à fuir la diaspora qui était la raison d'être du sionisme, la justification de son avènement répondait aussi à un autre objectif: il était impératif que des Juifs se rendent en Israël, non seulement pour s'arracher à la précarité de la condition diasporique, mais pour confirmer la légitimité internationale du sionisme, pour assurer le développement économique du pays qui avait besoin de main-d'œuvre et surtout pour gagner la compétition qui venait de s'ouvrir avec le nationalisme arabe et vis-à-vis duquel Israël comptait encore peu de divisions. Israël avait besoin de nouveaux immigrants, mais leur arrivée était indispensable moins pour les sauver de la diaspora que pour sauver le noyau juif en Israël et renforcer ses effectifs.
Cette ambiguïté, les sionistes n'en étaient donc pas indemnes, même s'ils condamnaient haut et fort la diaspora : celle-ci pouvait bien être l'espace géographique et la mentalité auxquels il fallait coûte que coûte s'arracher, elle constituait simultanément la ressource humaine primordiale pour faire nation et État. De plus, les sionistes en Palestine, puis en Israël, se rendirent compte assez vite que, outre la diaspora hostile (ou indifférente) à leur projet et la diaspora désireuse de prendre part activement à l'épopée par conviction sioniste ou par détresse, il y avait également une diaspora qui par solidarité philanthropique ethno-confessionnelle souhaitait s'investir dans le projet sioniste, moralement, financièrement, politiquement, mais sans passer par la case départ de l'alya. Du baron de Rothschild au juge de la Cour suprême américaine Louis Brandeis, des leaders issus des élites des communautés juives d'Europe et des États-Unis appuyaient avec enthousiasme le projet sioniste qui s'édifiait en Orient. La doctrine sioniste pouvait friser le dogmatisme en brandissant l'étendard de la négation de la diaspora, les dirigeants du yichouv, puis de l'État d'Israël s'interdisaient de poursuivre cette logique de rupture jusqu'au bout. La diaspora était à la fois un enjeu et un atout, un réservoir et un soutien dont le sionisme ne pouvait se priver s'il souhaitait aboutir. À vrai dire, il n'y a jamais eu, par rapport au sionisme, une seule diaspora, mais plusieurs, au nombre de trois. Le critère n'est pas géographique, même s'il peut y avoir des recoupements entre la catégorie analytique discernée et le découpage géographique conventionnel distinguant entre diaspora européenne, diaspora américaine et celle du monde arabo-musulman.
Ces trois diasporas se distinguent les unes des autres par leur degré d'identification au sionisme, à l'État d'Israël et à l'immigration (alya). Ainsi est-il plus juste de discerner la diaspora comme recrue, partenaire ou rivale.
1) La diaspora rivale récuse le sionisme comme solution individuelle et collective et confirme ainsi le choix qu'elle fait de l'émancipation, de la révolution ou du quiétisme religieux, contractant un rapport envers le sionisme et Israël qui va de l'indifférence à l'hostilité radicale.
2) La diaspora-recrue est la raison d'être du sionisme. Qu'il s'agisse d'échapper à l'antisémitisme ou à l'assimilation, la diaspora est ce potentiel humain auquel le sionisme s'adresse. La présence en diaspora n'est plus qu'une question de temps puisqu'elle s'apprête à rejoindre le yichouv, ou plus tard l'État d'Israël.
Il ne nous échappe guère que des Juifs qui se revendiquent de la première catégorie ont pu se retrouver au final dans la deuxième lorsque des circonstances dramatiques (instabilité politique, marasme économique, persécutions, etc.) les ont incités à s'établir en Israël et à faire de nécessité vertu. Cette catégorie regroupe tant ceux qui envisagent leur immigration comme un retour en vertu d'une conviction sioniste, accordant leurs actes à leurs convictions que ceux qui, dépourvus de toute éducation sioniste, se sont résolus à partir pour Israël, destination conçue alors comme un départ, non un retour.
3) Contrairement à une vision binaire et militante, la diaspora ne se réduit pas à ces deux forces. Entre les deux, une "troisième voie" s'est frayé une place, la diaspora partenaire. Celle-ci est constituée de compagnons de route qui souhaitent participer par devoir ou par affinité à l'édification de l'État juif, lui apporter un soutien qui peut prendre diverses expressions allant de la philanthropie au voyage annuel en passant par le dévouement pour la cause d'Israël, et ce tout en déclinant clairement et sans ambiguïté toute volonté d'émigrer.
Les premières années de l'État d'Israël furent cruciales et tranchèrent définitivement l'ordre des priorités : Israël était sans aucun doute une avant-garde volontariste et moderniste, déterminée à métamorphoser le peuple juif et à édifier une nouvelle société, ainsi que l'avait conçue Herzl dans son utopie Altneuland. Si cette quête d'une société exemplaire que martelaient les sionistes culturels réservés à l'idée d'un "État comme les autres" n'a pas été abandonnée, elle a été coiffée par la mission humanitaire dont Israël s'est acquitté : constituer un État-refuge au service d'une collectivité juive dispersée qui, là où elle était discriminée, mise en danger, fragilisée ou marginalisée, se rendait, comme un seul homme, en Israël. Communistes, libéraux, orthodoxes, qu'ils soient d'Irak ou d'Allemagne ou venus d'autres pays dans lesquels le mouvement sioniste avait été souvent minoritaire, devenaient des Israéliens par la force des choses et la hache de l'Histoire.
L'asymétrie actuelle et ses frustrations
En conclusion de son Analyse d'un miracle publié en 1950, l'écrivain Arthur Koestler avait estimé que le sort des Juifs en diaspora serait définitivement scellé maintenant que l'indépendance de l'État d'Israël était acquise après sa victoire sur ses voisins arabes : ils devraient choisir soit de partir en Israël, soit de rester en diaspora et poursuivre dans ce cas jusqu'à son terme un processus d'assimilation définitive. Seulement voilà, ne pas rejoindre Israël ne signifiait pas automatiquement s'en désolidariser. Bien au contraire. Confronté à des défis intérieurs et majeurs de taille, Israël avait besoin de la diaspora de même que la diaspora avait besoin d'Israël. Les deux assumaient enfin leur interdépendance. Les partisans de l'émancipation découvraient, contrairement à l'hypothèse de Koestler, qu'il n'était plus nécessaire pour garantir son intégration sociale en diaspora de maintenir ses distances avec Israël. Après la Shoah, l'existence d'Israël arrachée par la force compensait chez la plupart des survivants le sentiment de honte et de culpabilité qui les ravageait. L'existence d'Israël était comme une revanche sourde que les rescapés avaient prise sur ceux qui avaient mis en œuvre l'extermination de leurs proches, sur ceux également qui avaient été complices de l'entreprise, et même sur les témoins passifs. La guerre des Six-jours fit le reste. Les deux rameaux furent enfin réunis. D'avoir échappé à la catastrophe promise par les pays arabes, mais de l'avoir frôlée aussi rendait ce parent pauvre d'Israël si proche de la diaspora. Mais la victoire-éclair confirmait qu'Israël était autre chose qu'une communauté juive de plus. Fort de cette situation inédite, l'État réclama des communautés en diaspora de reconnaître la centralité d'Israël. Elle lui fut accordée. La diaspora était fière de sa progéniture en dépit des défauts manifestes qui la caractérisaient, et qu'on attribuait à son jeune âge et son tempérament téméraire.
La centralité d'Israël pose au moins une hiérarchie là où la négation de la diaspora d'antan contestait la légitimité même d'un autre modèle que le sien. Le changement essentiel tient à la nature même de la relation avec la diaspora qui se dégage de chacune de ces deux notions. La "négation de la diaspora" affiche la couleur, ou plutôt une image noir et blanc avec la franchise qui sied au manichéisme : la diaspora est un contre-modèle dont il faut précipiter la liquidation ; son existence n'est posée que pour mieux la nier ; toute possibilité de nouer des relations avec elle est exclue alors qu'inversement, la "centralité d'Israël" appelle le consentement de la diaspora pour être confirmée. La diaspora sert, dans le premier cas, de repoussoir, elle sert, dans le second, de faire-valoir. La première notion relève du jeu à somme nulle : toute concession faite à la diaspora s'effectue au détriment du sionisme alors que la seconde offre une situation win-win pour autant que la diaspora acquiesce à la position qui lui est dévolue
Les évolutions étalées sur plus d'un demi-siècle montrent clairement qu'Israël a relégué aux oubliettes la part de la régénération sociale incluse dans le projet sioniste. Certes, Israël a joué un rôle majeur dans la modernisation des masses juives, il les a dotées d'un État, mais l'abolition du salariat par le kibboutz, c'est fini. La renaissance religieuse qui s'opère depuis 1967 ne trompe pas : l'homme nouveau a pris des rides tandis que l'homme fidèle à la tradition a repris des couleurs. Israël a perdu, semble-t-il, sa superbe, son arrogance. Il ne proclame plus d'ailleurs pour la société la fusion des communautés, le melting-pot, autour d'un modèle dominant, mais le respect des identités culturelles et religieuses.
Cependant, le pluralisme implicite que suppose le principe de la centralité d'Israël par rapport à la diaspora est une concession plus qu'une conviction profonde. Israël admet sans difficulté la présence juive en diaspora, mais obsédé par les chiffres et la démographie, il attend avec impatience la confirmation que plus d'un Juif sur deux devienne citoyen israélien pour claironner sa victoire. S'il admet le fait diasporique, il ne reconnaît point la légitimité profonde de ce choix et persiste à estimer qu'Israël reste l'horizon indépassable.
En un mot comme en cent, Israël officiel reste toujours animé d'un esprit missionnaire et, à l'instar des méthodes d'évangélisation, divise le monde juif en terre de mission, terre de conquête et territoires perdus pour l'alya, mais pas pour des dons. Y a-t-il place pour une autre vision que celle qui réduit la diaspora à n'être qu'"un réservoir de population et un pourvoyeur de fond", comme l'avait formulé avec clarté Régine Azria?
Car autant cet élan missionnaire se fait discret et feutré, indirect et oblique lorsque les signes de stabilité et de prospérité sont avérés et que la communauté juive manifeste elle-même confiance et assurance dans son avenir en diaspora, autant cette discrétion s'arrête lorsqu'elle est menacée : alors, les autorités israéliennes en charge des relations avec la diaspora reprennent aussitôt le discours de la négation de la diaspora pour indiquer à la communauté en danger le chemin de Sion. Si les menaces d'en haut, celles d'un antisémitisme d'État, sont peu probables de nos jours, celles d'en bas grondent sourdement, et c'est aujourd'hui la peur de l'islamisme radical qui est agitée en Europe pour rappeler aux Juifs la précarité de leur situation.
Sur quoi se fonde Israël pour réclamer un statut privilégié ? Quatre facteurs en sont les piliers :
- son emplacement géographique en Terre d'Israël – le sionisme a réalisé ses aspirations territoriales sur les lieux qui correspondent à ce que l'on désigne dans la tradition juive "la Terre promise" ou "la Terre sainte".
- la constitution d'une communauté juive en groupe national – le sionisme a conféré à cette communauté juive rassemblée en Terre d'Israël une distinction "nationale" à part entière et a revendiqué puis obtenu de faire de cette communauté le sujet d'un État.
- les difficultés objectives rencontrées sur le plan économique comme sur le plan diplomatique pour mener à bien cette entreprise qui constitue une révolution dans l'histoire juive par rapport à deux mille ans d'existence juive en diaspora.
- last but not least, la responsabilité historique, passée, présente et à venir, de prendre en charge avec le concours de la diaspora l'immigration et l'intégration en Israël de Juifs – individus et communautés – en temps de paix comme en période de turbulences.
Pari pour une symbiose future
Il y a un demi-siècle, Israël ne rassemblait guère plus de deux millions d'habitants et occupait, quantitativement parlant, la deuxième place, derrière les États-Unis. Mais, depuis 2006, voilà qu'Israël est passé en tête et bientôt, d'ici une à deux décennies, la moitié du peuple juif résidera en Israël. Longtemps, l'ascension démographique en Israël fut contrebalancée par la persistance d'une vulnérabilité existentielle. Israël demeurait un pays en danger. Il le reste encore : on meurt de mort violente en Israël, bien plus que dans n'importe quelle communauté juive dans le monde. Cependant, la situation n'est jamais figée : l'antisémitisme n'est pas mort, il dispose de plusieurs foyers pour souffler sur les braises et raviver d'anciennes peurs que l'on croyait révolues. Les attentats en Europe ont fragilisé les communautés. L'alya qui était une non-option pour beaucoup de Juifs traverse aujourd'hui les esprits, même si une poignée seulement la concrétise. La diaspora peut et doit persister malgré l'antisémitisme, de même qu'Israël persiste et existe malgré la longue durée du conflit. La Loi du retour a explicitement déclaré aux Juifs, en situation de prospérité ou en danger, qu'ils peuvent s'établir en Israël s'ils le veulent, quand ils le veulent. Cette clarification faite, si Israël a le devoir de voler à la rescousse de toute communauté menacée, il doit rester respectueux du choix individuel ou collectif des juifs désireux de rester en diaspora sans qu'on n'ait jamais à leur demander des comptes sur leurs choix. Les Juifs en diaspora ne vivent pas une existence juive au rabais et leur judaïsme n'est ni partiel, ni tronqué, ni inférieur. Les différences entre la condition juive en Israël et celle en diaspora sont bien connues, mais elles ne réduisent pas à néant les similitudes, et d'abord celles du vivre-ensemble: car si les Juifs en diaspora doivent composer avec une population non juive, nul Juif en Israël n'en est dispensé contrairement à ce que laisse entendre la notion d'État juif : une majorité juive en Israël, comme son nom l'indique, signifie bien qu'il y a une population qui ne l'est pas et qui parce qu'elle est une minorité exige qu'on la connaisse, qu'on la comprenne, qu'on la respecte. La population arabe d'Israël, musulmane, druze et chrétienne, constitue 20% du pays et c'est avec elle, et non malgré elle ou sans elle, qu'il faut vivre ensemble, partager le destin du pays malgré la différence des langues, des religions et des identités. Les Juifs en Israël qui ont perdu l'expérience et la sagesse de la condition minoritaire doivent se ressourcer auprès des juifs en diaspora pour retrouver la prudence et la mesure d'une identité qui se vit différemment en fonction de l'espace où elle se déploie – privé, public, confessionnel, culturel ou politique.
Au cours du XXe siècle, les Juifs ont choisi de vivre en Israël ou de rester en diaspora. Mais ils ont tous fait un choix commun et unanime : celui de vivre en démocratie et d'en être les sentinelles. Or, le devenir de l'État de droit et de la démocratie pluraliste et libérale ne se pose pas seulement en Europe avec la montée de l'extrême droite, mais en Israël également, et avec plus d'acuité encore si l'on additionne à la régression démocratique intérieure l'inextricable problème palestinien vis-à-vis duquel les Israéliens ont adopté depuis cinquante ans une position attentiste si bien que les territoires occupés sont intégrés de fait dans l'État d'Israël tout en privant les Palestiniens qui y habitent des droits et des libertés du citoyen.
La question du pluralisme juif requiert elle aussi une réponse qui ne soit pas exclusivement interne à l'État d'Israël et au monopole de l'orthodoxie. De deux choses l'une, ou bien Israël et la diaspora s'éloignent l'un de l'autre et défendent chacun le modèle qu'ils ont l'un et l'autre adopté ou bien ils établissent une ligne de front commune contre l'assimilation, mais tolèrent en contrepartie la diversité et la créativité des identités juives tous azimuts.
Bref, une symbiose Israël-diaspora est possible, mais requiert une vigilance pour éviter deux voies dangereuses : une diaspora à la remorque d'Israël perdant toute liberté et tout libre arbitre ; une exacerbation des différences de telle sorte qu'Israël et la diaspora s'érigeraient en voies parallèles qui ne se rencontreraient plus que sous le signe de la discorde et de l'affrontement. Cette symbiose suppose une redistribution de l'universel et du particulier en une synthèse créatrice plutôt qu'un Israël enlisé dans sa singularité et une diaspora happée par l'universel. C'est donc un combat commun au sein d'Israël et au sein de la diaspora qui se joue aujourd'hui. Il faut donc inventer une alliance Israël-diaspora qui prendrait des formes et des contenus nouveaux et inédits.
Publié le 14/06/2019