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Romain Gary, le téméraire

Ecrit par Michèle Bonan - Professeure de Lettres

Romain Gary a vécu plusieurs vies en une seule et son oeuvre, par ses styles divers et ses thèmes originaux, fut à l'image de son téméraire auteur.

« Soyez réglé dans votre vie et ordinaire comme un bourgeois, afin d’être violent et original dans vos œuvres »,

écrivait Flaubert, comme si l’énergie créatrice n’était généralement pas assez forte pour ambitionner de mener de concert une œuvre et une vie audacieuses. Romain Gary prouva le contraire.

Son existence – on pourrait mettre le mot au pluriel puisqu’il vécut des vies multiples en une seule – fut aussi romanesque que ses livres. L’audace consiste à donner du panache à ses névroses et Gary sut mettre en scène, dans sa vie comme dans son œuvre, les douloureuses questions qui le traversèrent : l’absence du père, la quête d’identité, l’amour de la mère et des femmes. On le sait, sa mère extravagante et exigeante avait fait de l’audace et de l’héroïsme de son fils une pesante obligation nourrie de son amour illimité. Sur le plan existentiel, toute la biographie de Gary – a fortiori dans la version romancée de La Promesse de l’aube – témoigne de l’audace du gamin de Vilnius devenu écrivain, militaire, aviateur, résistant, diplomate, scénariste et réalisateur. Les anecdotes, sans doute enjolivées, sont nombreuses qui témoignent du panache du bagarreur, séducteur et voyageur infatigable que fut Gary. Dans Le Sens de ma vie, recueil de confidences, il raconte par exemple sa réaction lorsque, diplomate en Bulgarie, il fut l’objet d’une tentative de chantage. Des hommes à la solde du régime, en possession de photos compromettantes de lui avec une jeune femme, proposent de les échanger contre des informations concernant l’ambassade de France. Gary s’en sort par une pirouette et fait mine de se plaindre de la médiocre qualité des photos ne faisant pas assez honneur à sa « virilité ». Il faut enprendre d’autres pour sauver l’honneur, exige-t-il, et être ainsi un digne représentant des Français ! Décontenancés, les maîtres-chanteurs n’auraient pas donné suite.

Audace du romancier et audace des romans. Gary, qui écrivit dans plusieurs langues et sous d’innombrables identités, déjoua dans son écriture toutes les classifications et ne céda à aucune mode. Ceci se vérifie d’abord par les thèmes choisis et dont on ne rappelle pas assez combien ils furent originaux et, pour certains, avant-gardistes. En 1956, Gary publie Les racines du ciel, qui traite du braconnage et prend la défense (sic) des éléphants. En 1980,dans la préface à la réédition de ce chef-d’œuvre inspiré de l’expérience africaine de l’auteur, ce dernier rappelle que, lors d’un dîner donné en 1956, le mot « écologie » fut prononcé. « Sur vingt personnalités présentes, quatre seulement en connaissaient le sens. » La critique de « l’inhumanité de l’humain », selon l’expression de Gary à propos des ravages commis à l’encontre de la nature, était en son temps tellement inaudible que d’aucuns considérèrent le roman primé au Goncourt comme une métaphore, les éléphants symbolisant les hommes aux droits bafoués comme les rhinocéros de Ionesco incarneront trois ans plus tard la crédulité populaire virant à la sauvagerie. Malentendu dénoncé par Gary qui précise : « C’est-à-croire que les droits de l’homme deviennent, eux-aussi, des survivants encombrants d’une époque géologique révolue : l’humanisme. Les éléphants de mon roman ne sont donc nullement allégoriques : ils sont de chair et de sang, comme les droits de l’homme, justement. » Autre exemple d’originalité thématique faisant fi des tabous, Gary publie en 1975 un roman au titre éloquent : Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Il y est question d’un industriel de 59 ans apeuré par le déclin sexuel. Le roman, cru et tendre à la fois, souleva un débat passionné. Certains thèmes semblent parfois plus classiques mais traités avec un humour décapant. Ce fut par exemple le cas de La Danse de Gengis Cohn (dont le titre repose sur un calembour qui dit la dualité de la nature de l’homme, bourreau et victime). Dans ce roman publié en 1967, il est question d’un comique juif assassiné par des SS et devenant le dibbouk du commandant ayant ordonné son exécution.

L’homme aux identités multiples (qui comparait parfois sa destinée à celle d’un caméléon posé sur un plaid écossais) s’essaya à des styles d’une étonnante variété. Au point, on le sait, d’obtenir un second Goncourt sous le pseudo d’Emile Ajar pour La vie devant soi. Pour preuve de l’efficacité de la dissimulation et donc de l’originalité de l’écriture, un critique littéraire de la revue Lire ayant sévèrement blâmé Gary crut l’enfoncer davantage en précisant : « Ajar, c’est quand même un autre talent. » Roman à l’écriture totalement improbable, d’ailleurs, puisque le narrateur, Momo, est un musulman de 14 ans (qui croit en avoir quatre de moins) élevé par une ancienne prostituée juive rescapée d’Auschwitz. Le langage du gamin, cru et irrésistiblement drôle, est truffé de néologismes, de confusions sémantiques, d’expressions fleuries où se mêlent candeur et lucidité, arabe et yiddish.

Dans l’édition de La Promesse de l’aube illustrée par Joann Sfar et publiée à l’occasion du centenaire de la naissance de Gary, le dessinateur dit de l’écrivain qu’il fut « [s]on bouclier contre une certaine médiocrité ». N’est-ce pas là une magnifique définition de l’audace ? Celle qui est communicative et qui donne envie, chacun à sa mesure, de vivre avec un peu plus d’intensité, d’aiguiser sa curiosité et de se dépasser.

Publié le 09/11/2018


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