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Ecrit par Frison

Herzl, une histoire européenne

Camille de Toledo, Alexander Pavlenko, Denoël Graphic

Ilia Brodsky, orphelin du shtetl, fuit les pogroms russes et traverse l’Europe. Son errance est alourdie par la perte de sa sœur, Olga. À Vienne, il croise le jeune Theodor Herzl à une époque où, désespérant de trouver un projet d’envergure dans lequel il pourrait s’investir corps et âme, il commence à définir les contours du futur « État des Juifs ». Des années plus tard, alors qu’il est devenu photographe, Ilia est hanté par la figure de Herzl et mène son enquête pour reconstituer le parcours intellectuel de ce dernier. Ilia fréquente le milieu bundiste et s’interroge sur ce qui conduisit le Juif mondain et émancipé qu’était Herzl à se lancer dans un combat qui ruina sa santé et sa vie de famille. Telle est la trame du très beau roman graphique de Camille de Toledo et Alexander Pavlenko.

Le premier, né à Lyon et vivant à Berlin, est un essayiste et artiste qui vient d’une famille juive d’origine turque.  Il travaille à des formes d’écritures labyrinthiques selon ce qu’il nomme « une esthétique du vertige ». Il œuvre à « une extension du domaine de l’écriture », notamment par des « narrations matérielles » reliant tous les langages : visuels, sonores et vidéo. On doit au second des dessins envoûtants en noir et ocre. Dessinateur russe, il a également étudié l’histoire et l’animation.

Malgré les allers-retours permanents entre le présent et le passé, celui du narrateur et celui de Herzl, le lecteur ne perd jamais le fil de la reconstitution du cheminement intellectuel de ce dernier. Son portrait est notamment enrichi par les confidences que fait à Ilia le docteur Max Nordau. Celui-ci fonda avec Herzl l’Organisation sioniste mondiale, après avoir, en tant que psychiatre, salué avec enthousiasme la folie du projet sioniste, unique solution face à l’échec de l’assimilation juive dont témoignait l’affaire Dreyfus.

Cette biographie romancée s’inscrit dans les recherches de Camille de Toledo sur les « futurités », c’est-à-dire notre capacité collective ou individuelle à produire des « scripts de l’avenir » pour échapper à la mélancolie. Le projet d’écriture d’une « vie de Herzl » remonte à 2002 et aura demandé à l’écrivain et à l’illustrateur russe cinq années de travail. Ce livre tente notamment de répondre à la question suivante : quel lien établir entre les souffrances intimes et les engagements dans et pour la vie collective ? À travers les destins croisés d’Ilia et de Theodor, ce beau roman graphique explore des pistes peu communes quant à la genèse du projet sioniste. La mort de Pauline, la sœur de Herzl, y aurait eu un rôle déterminant. Ilia formule l’hypothèse suivante : « Ce chagrin refoulé et la culpabilité de l’oubli de sa sœur morte le conduiront, petit à petit, à chercher, dans l’avenir, un pays (…) Au "pays de l’enfance" se substitua le "pays de l’enfance juive" et, ainsi, la politique devint le lieu d’une rédemption. Herzl plaça dans l’avenir, comme espérance, ce qu’il ne parvenait pas à pleurer du passé. Comment aurait-il pu, sinon, rester fidèle à sa sœur ? » Ilia se demande, concernant Herzl, « quel lien exact il peut y avoir entre l’échec de sa vie intime et l’énergie qu’il déploya plus tard pour le pays à venir ».

Le lecteur fait siennes les interrogations du narrateur concernant les liens entre l’universel et le particularisme juif : « Un universel peut-il exister quand il est énoncé depuis une nation, une langue, une culture ? » Ilia se désole, lui, de ne pas avoir réussi à « transformer en puissance » la disparition de sa sœur et comprend que son sionisme à lui réside dans l’idée d’un pays, où, à l’image d’Olga, « on aurait gardé le sens de l’exil ». Se pourrait-il que « Sion soit l’autre nom du monde » ?


La Torah n’est pas au ciel

Eliezer Berkovits, Éditions de la revue Conférence

La loi juive donne parfois le sentiment d’être figée alors que son nom même (halakha) évoque l’idée de mouvement et de plasticité. C’est à l’exil qu’il faut imputer cette rigidification qui n’est heureusement pas irréversible. Telle est la thèse de cet ouvrage érudit mais très accessible et stimulant. Le rabbin Berkovits fut l’élève du génial rabbin Yehiel Weinberg (appelé également du nom de son ouvrage majeur, le « Seridé Ech »), et l’on retrouve dans son approche le même souci de conjuguer érudition, créativité et modernité. Dans ce livre enfin traduit en français, il s’oppose au légalisme formaliste qui ignore les soubassements moraux de la loi juive. Le titre fait allusion au célèbre passage talmudique qui nous raconte qu’un sage reprocha à Dieu lui-même de se mêler d’une discussion rabbinique, la Tora ayant été confiée aux hommes à qui il incombe désormais d’interpréter le texte et de dire la loi.

Berkovits étudia au séminaire rabbinique de Berlin, puis officia comme rabbin en Angleterre, en Australie et aux États-Unis. Il dirigea le département de philosophie juive au Hebrew Theological College de Skokie. Dans son livre, il insiste sur la part et la responsabilité humaines  dans l’interprétation de la parole révélée de Dieu. L’absolu divin est toujours retravaillé par les sages et envisagé à travers le prisme de la réalité humaine. La halakha vise à déterminer non la « vérité divine » mais sa traduction en « vérité terrestre ». Or il est urgent d’envisager, via une sagesse halakhique créative, une application de la Tora aux réalités d’un monde qui ne ressemble en rien à ce qu’il fut à l’époque talmudique ou avant la création de l’État hébreu.

Dans une démonstration érudite mais écrite dans un style vif, l’auteur insiste avec brio sur la place du bon sens, du pragmatisme et de l’éthique dans l’élaboration de la loi juive.

Nombreux exemples à l’appui, il prouve que, en droit talmudique, le bon sens et la logique ont la même validité qu’un verset biblique explicite. Mieux, le bon sens oriente parfois la halakha à l’encontre du sens premier d’un verset biblique.

Par ailleurs, Berkovits montre avec clarté comment la halakha se veut règle de vie applicable, à l’opposé d’une morale angélique et absolue, comme celle de Kant, mais sans laxisme pour autant. Le Talmud ne s’encombre pas de règles idéales mais impossibles à mettre en pratique. C’est pourquoi la halakha ne rechigne jamais à préciser les exceptions à certaines règles.

Enfin, l’éthique est toujours un élément central dans les décisions des sages. Berkovits cite de nombreux cas d’« humanisation de la halakha ». La souplesse inhérente à la halakha, selon Berkovits, fit défaut durant l’exil. Des siècles durant, « la halakha fut sur la défensive », perdant beaucoup de sa créativité. Elle est « entrée dans un carcan alors que nous faisons face aux défis de notre temps ». L’exil a notamment eu pour effet d’accorder à la loi orale, mise par écrit dans le Talmud, un statut similaire à celui de la Loi écrite, figeant la halakha et nous faisant entrer dans « une nouvelle forme de karaïsme », le karaïsme de la Loi orale mise par écrit. « La Tora orale doit être libérée des entraves que lui a imposées l’exil. » Il ne s’agit pas, pour Berkovits, d’innover en marge de la tradition, mais « d’utiliser les ouvertures qu’offre expressément la halakha (…). La tâche n’est pas de changer la halakha mais de l’appliquer à des situations auxquelles elle n’a jamais été appliquée. » Et l’auteur de donner des exemples concrets, comme celui de l’autopsie ou la question de l’année sabbatique dans l’Israël contemporain. Inapplicable aujourd’hui dans un contexte de mondialisation malgré ce que pensent certains courants radicaux, la solution qui consiste à contourner la loi en vendant la terre à des non-Juifs tous les sept ans est grotesque et humiliante. Berkovits, jurisprudence talmudique à l’appui, appelle à une suspension assumée des règles de la chémita. La question du statut de la femme et du cas des femmes agounot fait l’objet de propositions concrètes et audacieuses car « sur un plan éthique, la situation n’est guère supportable ». Idem pour la conversion : le rav Berkovits, textes classiques à l’appui, montre qu’il existe au sein même de la halakha des possibilités de reconnaître la conversion pratiquée par d’autres courants que l’orthodoxie. L’enjeu est de taille car « quelles que soient nos différences théologiques, la responsabilité de lutter pour l’unité (…) s’impose à nous tous ».

Cet essai brillant et percutant peut tout de même prêter le flanc à certaines critiques. D’abord, l’histoire de la halakha montre que, même pendant l’exil, elle a évolué et su se transformer sous l’impulsion d’innovateurs tout à fait traditionnels. Depuis les Tossafistes, qui construisirent quasiment ex-nihilo une approche tout à fait nouvelle du Talmud, jusqu’à son maître le rav Weinberg, en passant par les décisionnaires séfarades du XIXe et XXe siècles, complètement ignorés dans l’ouvrage. Berkovits aurait pu évoquer ces pistes non radicales qui pourraient parfaitement trouver leur place dans un débat portant sur l’avenir de la halakha.

Ensuite, l’attitude consistant à vouloir absolument revenir à un âge d’or de la halakha que serait l’époque pré-exilique est finalement une forme de fondamentalisme qui glorifierait les origines premières de la halakha, comme s’il fallait un jour retrouver une adéquation parfaite entre le message sinaïtique et les enjeux actuels. Alors que, précisément, le Talmud semble nous mettre en garde sur la vanité de la recherche d’une « signification première ».

Enfin, une interrogation : la postface est d’une remarquable érudition mais, de fait, sans lui manquer de respect, elle ne peut absolument pas avoir été rédigée par Pierre-Emmanuel Dauzat, qui, s’il est un magnifique traducteur, ne dispose pas de la profondeur de connaissances et de la sensibilité aux enjeux du judaïsme contemporain nécessaires pour signer un tel texte. Ce qu’il fait pourtant. Qui a rédigé ce texte et pourquoi vouloir cacher son identité ? La réponse, inconnue à ce jour, démontre peut-être en creux que cette question de la halakha peut revêtir des dimensions éminemment politiques, de nature à perturber durablement une discussion sérieuse sur le sujet.

Publié le 26/05/2019


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