Noé fut le deuxième premier homme. Il est ish ha-adama (Genèse 9, 20). La vie de chacun est ainsi : on est le premier à la vivre et pourtant chacun par instant s’entend être l'écho des vies qui l'ont précédé. En chacun vibrent des bouts de noms – les signifiants – de ceux qui vivaient avant la forme de désastre qu'est toujours la naissance. Noé est donc homme de la terre, il aura à l'habiter, à commencer à la cultiver : c’est un nouveau début, avec l'inconnu et la forme de profanation qui accompagne tout début – mais Noé est aussi un descendant d’Adam et de Seth, avec une longue histoire. Son père était Lamec, qui nomma son fils Noé, c'est-à-dire, entre autres sens, celui qui consolera. Voilà le premier père qui fit avec confiance cadeau à son fils de devoir être plus grand que lui. Il y eut autrefois dans le "bruit du temps", dans l'écho, un autre Lamec, aveugle, qui tua avec son arc son ascendant Caïn, par mégarde, et qui "de désespoir" tua son fils qui l’avait mal guidé, renseigne Rachi. On doit à ce premier Lamec le premier et seul poème de la Bible, forme brève. Avec le père de Noé, le temps est davantage à la prose.
L’homme rescapé, Noé, représentant unique de l'humanité à laquelle est accordée in extremis une nouvelle chance, recommence, après le Déluge, à habiter la terre, et cette fois en principe pour de bon. Il fallut quarante jours d'une nouvelle embryogénèse tempétueuse pour que naisse l'homme destiné à durer. Le divin recommence, avec circonspection et prudence, le geste de la création, il n’y en aura plus d’autre.
Le divin parle beaucoup à Noé, qui, quant à lui, se tait presque tout du long de sa très longue vie, sinon tout à la fin pour maudire son petit-fils Canaan, le fils de son second fils qui le vit nu. Canaan : le nom de la Terre promise est dans le texte biblique d’abord associé à une malédiction. Le divin ne pose plus de questions, il n’attend plus de réponses, il commande à l'homme. Il a perdu une certaine patience, peut-être, et son écoute est moins flottante.
Ce recommencement n'est pas répétition, rien ne recommence jamais, et si comme si souvent dans la Tora c’est le second qui d'un certain façon compte – le second est premier –, c’est un second auquel la bride n'est pas lâchée. Il faudra à Noé en effet habiter la terre mais autrement, reprendre et replanter la vie, avec cette fois le lourd savoir que la catastrophe a eu lieu, le savoir que le mal peut tout emporter, que le divin même peut se détourner, avec de l'affliction en lui-même et sans amour de sa propre création, et tout annuler.
L'arbre de la connaissance du bien et du mal est ici devenu une vigne. Parfois un psycho-actif est utile par l'enthousiasme qu'il suscite. Caïn, Abel et Seth ont après le Déluge d'autres prénoms, Chem, 'Ham et Japhet.
Qu'est-ce qui a changé ? L'homme se sait coupé du Tout. Lui et la nature, cela fait et fera deux . Et s'il y a à l'horizon des retrouvailles, ce sera à travers l'écran des lois. Les sept premières lois sont dites noa'hides. Noé est le premier législateur de l'histoire : pur et impur par lui se séparent. Non que le pur soit le bien et l'impur le mal, mais il faut bien une séparation pour que des rencontres aient lieu. Caïn et Abel, mal séparés, n'ont pu se rencontrer que dans le meurtre. Et tout la genèse antédiluvienne est le récit minutieux des rencontres manquées. Il faudra à Noé cet art de la découpe, de la séparation des animaux, pur que l'histoire ne se répète pas, pour que Chem, 'Ham et Japhet, même s'ils ne s'entendent pas tout à fait bien, ne se tuent pas. La séparation en très pur et impur, qui incombe à Noé, est la condition, son transcendantal si on veut, de la rencontre. 'Ham - petit soleil - viola la nudité de son père Noé, déboussolé et ivre. On ne sépare pas les hommes comme on sépare les bêtes et c'est parfois très prosaïquement comme depuis la transgression seule qu'on y parvient. Chem permit que la faute commise soit nommée. Chem avec son frère Japhet (selon la racine, celui qui se dilate), ancêtre des Grecs, trouvera la couverture adéquate. La pudeur, qui est séparation et promesse de rencontre, fut ainsi sauvée.
Noé construisit une arche, une courbure entend-on aussi en français. Cette arche annonce l'arche d'alliance : le divin fait une alliance imprécise avec Noé, et un arc-en-ciel - encore une arche, une diffraction - signe ce qui se jouera désormais entre l'humain et le divin. Dans cette courbe, il y a, exprimée, toute la contrainte faite à l'homme de ne pouvoir gouter directement la réalité . Arche en hébreu, c'est tévah, qui veut aussi dire lettre. C'est dans la lettre que l'homme Noé va désormais voyager. Il va lui falloir sortir sans doute de la boîte à lettres, et lettrer le monde, c'est-à-dire le séparer. L'arche, quant à elle, est peut-être la première mise en abîmé du texte lui-même. Le langage, la raison, la loi, voilà l'arche sous laquelle l'homme, courbé, coupé de la nature, va continuer sa route.
Noé connut le vertige d'avoir la grâce. Le divin lui fit grâce. Noa'h : nom magnifique. Si on le lit en miroir et en hébreu, apparaît le mot grâce ('hen). Noé est transi par son destin unique, auquel rien, sinon son nom, ne le préparait.
Et s'il est un Paraclet, c'est depuis la réserve qu'il a et qu'il est. Il lui revient la tâche assez froide de séparer les confusions d'où chacun dans l'état naturel vient. Pour Noé qui supporta la rage du divin, le trauma qu'elle fut, et eut trop à faire et à entendre pour pouvoir parler, il aurait peut-être fait une exception.
Quant à la nature, qu'il a envahie sans peu de partage, l'humain à son tour est convié, après le naufrage des idéologies, plongé dans sa "vie liquide" , à élaborer avec elle une nouvelle alliance et un nouvel atterrissage qui sont encore à vivre.
Publié le 22/03/2019