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Géopolitique de l'audace

Ecrit par Frédéric Encel - Docteur en géopolitique

Entretien avec Frédéric Encel, docteur en géopolitique, à qui nous avons demandé quels événements politiques ou quelles figures incarnent l'audace, historiquement ou récemment, dans le monde et en Israël.

Frédéric Encel , dans la géopolitique internationale de ces dernières années, quelle figure ou quel événement incarne le mieux l’audace ? 

Qu’entend-on par « audace » ? S’il s’agit d’une forme d’insolence, d’hubris de « tête brulée » tentant des coups de poker, alors naturellement convient-il de mentionner le cruel despote Saddam Hussein s’attaquant successivement àl’Iran et au Koweït, aux ubuesques Muhammar Kadhafi et autres Idi Amine Dada, ou, plus récemment, à quelques coups de force rhétoriques, diplomatiques ou financiers de Donald Trump. Si, au contraire, on admet l’audace comme prise de risque courageuse, intelligente et, d’une façon ou d’une autre, positive, je vous aurais bien répondu Winston Churchill et Charles de Gaulle en 1940, mais puisque vous limitez votre question dans le temps aux deux ou trois dernières décennies... Contentons-nous donc – mais ce fut déjà très honorable – de Nelson Mandela pariant sur la paix civile et le renoncement au revanchisme au terme de l’apartheid, en 1990-1994 ; il a littéralement sauvé l’Afrique du Sud du chaos et de la guerre intestine. Ou encore, même si je n’ai jamais cru à leur aboutissement final, les accords d’Oslo de 1993. En France, après deux mandats marqués par les fanfaronnades et / ou l’impuissance, je pense que l’actuel président de la République Emmanuel Macron (flanqué du remarquable ministre Jean-Yves Le Drian) fait preuve d’une authentique audace sur certains dossiers ; nous verrons si cela porte ses fruits... 

Et puis, il y a l’audace au sens le plus héroïque du terme, celle des combattants du Ghetto de Varsovie en 1943 et les résistants des collines de Bisesero au Rwanda, en 1994, un demi-siècle après le « plus jamais ça »...

L’aventure sioniste et l’histoire d’Israël témoignent d’une incroyable audace et n’ont été rendues possibles que par la hardiesse de certains hommes. De qui peut-on dire qu’ils ont le mieux incarné l’audace ?

Oui, l’épopée sioniste est marquée au coin d’une stupéfiante audace, de l’utopie qui, littéralement, signifie n’a pas lieu [d’être]. Les militants de la Première Aliya partent dans des conditions à peu près extravagantes, et ceux des deuxième et troisième – à peine mieux outillés matériellement et idéologiquement, incarnent eux aussi une audace exceptionnelle. Le nom qui vient à l’esprit est bien entendu David Ben Gourion. Non seulement il participe lui-même de cette aventure de ses propres mains mais encore forge-t-il par la suite, dès les années 1930, une stratégie procédant encore de l’audace : maintenir contre l’avis des nationalistes jabotinskyens la fidélité vis-à-vis de la puissance mandataire britannique encore protectrice bien que sans cesse plus duplice, tout en dotant le yishouv d’un puissant instrument prémilitaire qui décidera du sort des armes en 1947-1949. Et la décision – n’allant pas de soi – de proclamer l’indépendance en mai 1948, ou de suivre le scénario franco-britannique contre Nasser dans le Sinaï en 1956 ; voilà qui, a posteriori, ne laisse de surprendre par l’audace à chaque fois démontrée... Bien moins connus, les jeunes officiers qui combattirent sur le Golan en octobre 1973 dans des conditions calamiteuses, firent preuve aussi à leur niveau tactique et militaire d’une audace (et d’un courage) tout à fait indispensable(s) pour sauver le front nord d’une situation désespérée. Mais nous pourrions aussi aborder toutes ces découvertes et ces progrès techniques dans les domaines de la santé, de l’espace, de l’agriculture ou encore de la défense. Et que dire de l’audace extrême des artistes israéliens, et, parmi eux, des cinéastes !...

Le peu d’avancées significatives dans le conflit israélo-palestinien témoigne-t-il, selon vous, du manque d’aplomb de certains décideurs ? Qui en a manqué ?

Soit du manque d’aplomb, soit encore d’un manque de volonté, soit enfin d’un manque de capacités. Observons ces trois cas de figure.

D’abord, l’aplomb – l’audace, en quelque sorte – implique de prendre des risques calculés et, sauf Sadate en 1977-1979 (qui le paiera de sa vie), peu d’hommes d’État proche-orientaux en ont osé d’aussi considérables. Mentionnons tout de même le roi Hussein de Jordanie en1994, ainsi qu’Itshak Rabin à la même période, qui lui aussi le paiera au prix fort. A l’heure actuelle, je peine à désigner dans cette région un homme d’État réellement audacieux.

Ensuite, le manque de volonté. Sincèrement, je ne distingue pas dans l’équipe gouvernementale israélienne actuelle un réel engouement pour un retour au processus de paix. En face, même si Mahmoud Abbas respecte globalementce qui reste des accords d’Oslo et, en l’occurrence, le refus d’employer la violence, il rate peu d’occasions de proférer des âneries – y compris négationnistes –, le Hamas jouant pour sa part systématiquement la politique du pire et de la guerre.

Enfin le manque de capacités. En Israël,le centre et la gauche n’obtiennent pas suffisamment de suffrages depuis plus d’une décennie pour constituer des coalitions gouvernementales à la Knesset, et, du côté palestinien, l’Autorité palestinienne est sapée et concurrencée par les extrémistes du Hamas, son président disposant par ailleurs d’une aura populaire à peu près nulle. Hélas, il y a en ce moment au Proche-Orient, notamment en Syrie, en Irak et au Yémen, bien davantage de bourreaux que de grands hommes. Peut-être la génération prochaine...

Publié le 09/11/2018


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