Des grandes figures bibliques aux légendes hassidiques en passant par les sages du Talmud, l’hébraïsme - terme dont la racine évoque le dépassement et la transgression - semble associé à une audace particulière : celle qui pousse les grands hommes à défier Dieu lui-même pour défendre leurs congénères.
Icare volant vers le soleil, Sisyphe trompant la mort, Prométhée volant le feu aux dieux… La mythologie grecque recèle de récits narrant les déboires de personnages trop ambitieux désireux d’échapper à leur condition et défiant les Olympiens. Une telle démesure relève du péché d’hybris (ὕϐρις) qui valut à Tantale, Midas et consorts les châtiments les plus sévères. L’hybris, c’est la transgression par la démesure. Le terme grec se retrouve aussi dans le mot « hybride », car toute hybridation ébranle l’ordre cosmique et provoque le courroux des dieux.
Il se trouve que ce mot provient d’une racine commune au grec et à et qui s’entend justement dans le mot ivri ( עברי ), « hébreu », qui signifie, littéralement, « transgresser », « traverser » ou encore « dépasser ». C’est parce qu’il sut passer outre les codes et les croyances de son temps qu’Abraham mérita le qualificatif d’hébreu. Dépassement intellectuel mais aussi géographique pour celui qui sut quitter sa terre natale pour un au-delà incertain. L’hébraïsme est-il une forme d’hybris ? L’audace est-elle inhérente à la tradition juive ?
Abraham donne le ton en osant « négocier » avec le Créateur. Quand Dieu annonce la destruction imminente de Sodome et Gomorrhe, le patriarche sort de sa réserve et intercède pour obtenir le salut des habitants de ces contrées.
Le Créateur entre dans la discussion et ne reproche à aucun moment son audace au premier Hébreu. La négociation est introduite par l’expression « Abraham se tint debout (omed) devant Dieu », attitude dont il faut souligner l’importance. Léon Askénazi aimait à rappeler que si le Musulman prie en se prosternant complètement face contre sol (en signe de soumission totale à Dieu) et si le Chrétien s’agenouille, le Juif, quant à lui, prie debout (amida). Prier debout, c’est refuser d’être écrasé par l’omniprésence de Dieu et s’affirmer comme sujet autonome. Abraham, d’ordinaire si modeste, sort de sa réserve pour le bien de ses contemporains et ose courageusement parlementer avec le Maître du monde. A aucun moment – dans le texte biblique comme dans son exégèse traditionnelle –, l’audace dont fait preuve Abraham en s’immisçant dans les desseins divins n’est critiquée. C’est son courage qui justifie d’ailleurs, d’après la tradition rabbinique, le choix d’Abraham plutôt que de Noé, son aïeul, comme fondateur du peuple d’Israël. Noé, malgré ses qualités ne prit point la défense de ses contemporains, détruits par le déluge, tandis qu’Abraham plaida ardemment auprès du Juge suprême la cause des habitants de Sodome et Gomorrhe.
Chez Abraham et Moïse, l’audace est toujours tournée vers le bien commun
Autre grande figure incarnant l’audace, notamment dans son rapport à Dieu : Moïse. Quand le peuple s’égare moralement (dans l’épisode de Veau d’or, notamment) et qu’il doit être châtié, Moïse joue les avocats avec une audace qui surprend chez celui qui est pourtant décrit comme le plus modeste des hommes. Chez Abraham et Moïse, l’audace est toujours tournée vers le bien commun. Cette audace est parfois explicite dans le texte biblique tandis que, dans d’autres cas, elle n’est mise en lumière que par l’exégèse du Talmud qui imagine une plaidoirie des plus irrévérencieuses dans laquelle Moïse met Dieu en demeure de reconnaître sa part de responsabilité dans la faute des Hébreux, n’hésite pas à le critiquer et exige enfin que son propre nom soit retiré de la Tora s’il n’obtient pas gain de cause. Moïse pousse si loin le culot qu’il est comparé, dans sa plaidoirie à charge contre Dieu, « à un homme qui prend son ami par le col et lui dit : je ne te lâcherai pas tant que tu maintiendras ta position ». Prendre Dieu par le col et le secouer, l’image est plutôt inattendue... On l’aura compris, le commentaire talmudique est tout aussi audacieux que le tempérament de Moïse qu’il met en scène. Ce qui n’est rien à côté d’un autre texte rabbiniqueimaginant Moïse alléger certains commandements divins en en fournissant une interprétation des plus audacieuses et provoquant de la part de Dieu la réponse suivante : « Moïse, tu m’as enseigné quelque chose ! »
L’audace des « pères fondateurs » du peuple hébreu se retrouve chez plusieurs sages du Talmud. Certains d’entre eux rivalisent avec Prométhée dans leur attitude démiurgique, comme ces rabbins créant ex nihilo des êtres vivants et même un humanoïde. Attitude qui n’est guère condamnée et qui préfigure le Golem du Maharal de Prague au XVIe siècle. Dans un célèbre passage talmudique, un rabbin refuse à Dieu le droit de donner son avis en matière de loi juive, considérant qu’une fois la Tora transmise aux hommes, c’est à eux et à eux seuls de légiférer. Aucun miracle ne faisant fléchir l’avis du sage en question, le Talmud conclut que Dieu se mit à rire de l’audace du rabbin et déclara : « Mes enfants m’ont vaincu ! »
On songe aussi à ce sage de l’époque de la Michna, ‘Honi, le traceur de cercle.
Son surnom vient du fait que lorsqu’il adressait une requête – il faudrait dire une injonction ! – au Créateur, il traçait un cercle autour de lui en proclamant : « Je n’en sortirai pas avant d’avoir été exaucé ! ». De nombreux récits illustrent la ‘houtspa de ce sage. Elle ne fut pas du goût de tous et heurta le grand Rabbi Shimon ben Chata’h, gardien de l’orthodoxie, qui réagit ainsi : « Si tu n’étais pas ‘Honi, je t’aurais volontiers excommunié. Mais que faire face à un homme qui se montre capricieux avec Dieu tel un enfant gâté qui fait des caprices devant son père mais à qui ce dernier cède ! »
Les sages du Talmud n’hésitent pas non plus à défier Dieu
On retrouvera une même audace chez certains grands maîtres du hassidisme. Le toupet, là encore, est mis au service d’une défense de l’ensemble du peuple. C’est notamment le cas de Rabbi Lévi-Its’hak de Berditchev (1739-1809). Cet érudit hors pair est notamment connu pour l’amour infini qu’il porte à ses coreligionnaires dont il plaide sans cesse la cause auprès de Dieu, quitte à faire preuve d’effronterie. Les anecdotes à son propos sont innombrables. Il enseignait notamment que si le jour du Grand Pardon s’appelle en hébreu Yom hakippourim (nom biblique de Kippour, qui signifie « jour des expiations », au pluriel), c’est parce que non seulement les Juifs obtiennent le pardon divin pour leurs fautes, mais ils accordent eux aussi – en retour – le leur à Dieu pour tous les malheurs subis. Usant du silence comme d’une arme, Rabbi Lévi-Its’hak resta un jour entier muet devant son pupitre et s’en expliqua ainsi : « Si Tu refuses d’exaucer mes prières, je ne T’en réciterai plus… » Avec culot et humour, il s’adressa ainsi au Ciel, en présence de tous les fidèles, un jour de Roch Hachana (nouvel an juif, jour de jugement) : « Maître du monde ! Si Tu as l’intention de nous donner une nouvelle année pleine de douceur, décide-le et signe le décret immédiatement. Mais si, au contraire, Tu prévois pour nous une année dure et amère, alors je Te rappelle que Toi non plus, Tu n’as pas le droit d’écrire un jour de Roch Hachana ! »
Publié le 05/09/2018